L’art médiéval a-t-il des racines celtes ? Breizh Info

Dans les années 70, l’historienne Régine Pernoud appelait à changer de regard sur l’art médiéval. Pour tenir compte des découvertes archéologiques, elle proposait même de rebaptiser “celto-chrétien” l’art dit “roman” qui décore nos plus anciennes églises. Sans aucun succès auprès de ses confrères, en raison de la force des habitudes, mais aussi par manque de preuves concluantes.

Or les intuitions de la chercheuse non-conformiste ont reçu récemment un début de confimation avec les travaux d’une universitaire bretonne, Cindy Cadoret. (1)

Reprenant le chemin ouvert par l’une et l’autre, nous exposons ici les résultats d’une recherche amateure, qui confronte deux séries de faits :

  • d’une part une liste d’éléments constitutifs de l’art roman, tel qu’il a fleuri en Europe occidentale de 1000 à 1200
  • d’autre part des pistes sur l’origine de ces éléments dans la période préromane (environ 500 à 1000). Il est en effet admis que les artistes médiévaux, tout en faisant preuve d’une créativité exceptionnelle, ont aussi copié leurs prédécesseurs immédiats, appartenant à cette longue période d’incubation qu’a été le Haut Moyen Age ou temps des migrations barbares.

Crypte pré-romane de Lanmeur (29), une des plus anciennes utilisations de l’arc roman par les Bretons médiévaux (entre 900 et 1000) (Wikicommons)

  • l’arc roman en plein cintre (semi-circulaire) : assurément pas une technologie celte.D’abord sumérienne, puis étrusque, elle devient après -300 la marque de fabrique des Romains, qui la généralise comme supports de portes, fenêtres, ponts, aqueducs, bâtiments entiers. Au Haut Moyen Age, c’est cette version romaine qui est passée dans le patrimoine commun dans toute la Méditerranée, et au-delà, jusqu’en Iran, et plus tard dans l’architecture islamique. L’Europe du nord est comparativement à la traîne. Il faut attendre l’An 1000 pour y assister à un programme de construction de grande ampleur.
  • la construction monumentale en pierre : les propriétés techniques de cet arc semi-circulaire ont permis d’exploser les records de l’architecture grecque antique, limitée par le culte de la ligne droite : on pourrait caser sans mal 9 Parthénons dans les volumes de l’église romane de Cluny, plus vaste bâtiment au monde entre 1220 et 1626. Avant l’An 1000, les peuples du nord de l’Europe n’ont guère brillé pour leur compétence architecturale. Pour preuve, les dimensions réduites de l’oratoire de Gallarus, qui passe pour l’une des premières églises en pierre d’Irlande : 12 m2, 4,25 mètres de hauteur. Oratoire de Gallarus, Irlande, à partir de + 600 (Wikicommons)

Oratoire de Gallarus, Irlande, à partir de + 600 (Wikicommons)

  • la sculpture sur pierre : cette expression artistique n’était pas inconnue des Celtes, quoique pratiquée à un niveau plus modeste que les Grecs. Très anciennement, des stèles de pierre étaient gravées de caractères magiques (par exemple les stèles armoricaines de l’âge du fer, entre -500 et -300). Par la suite, les artistes celtes se sont mis à l’école plus figurative des Grecs et des Romains, vers la fin de l’indépendance (statue du Barde de Paule, – 100) et plus encore à l’époque gallo-romaine (- 50 à + 500). Au Haut Moyen Age, les Irlandais poursuivent la tradition des stèles, dans un contexte devenu chrétien : à partir de + 600 apparaissent les Hautes Croix Celtiques, avec un style et une thématique qui préfigurent clairement la décoration romane.

Croix de Muiredach, Irlande, vers 900 (Wikicommons)

  • la stylisation et la répétition de motifs en deux dimensions ou en faible relief : ces caractéristiques sont à rapprocher des techniques décoratives des artisans celtes et germains, qui travaillaient des surfacesde bois oude métal (“toreutique”). Selon la chercheuse Cindy Cadoret (Université de Nantes), cette alternance de plein et de creux, cette opposition du “positif”et du “négatif”, au sens photographique des termes, est l’une des originalités distinctives de l’art celte (1). Mais ce faible relief rejoint aussi l’art byzantin et ses icônes à deux dimensions, qui cherchent à concilier la tradition grecque de la représentation du monde et son interdiction formelle par le 2ème Commandement de la Bible. La grande statuaire à trois dimensions, assimilée aux idoles païennes, est presque abandonnée jusqu’à la Renaissance.
  • le style expressif et dynamique des graphismes : à la différence de l’art grec classique, le propre de l’art roman n’est pas une représentation photographique de la réalité, mais l’expression d’une émotion, quitte à déformer les perceptions. C’est aussi une caractéristique que l’on trouve dans l’art celte de La Tène (-500) et dans l’art germanique du Haut Moyen Age, où les formes naturelles se plient en outre aux contraintes des objets qu’elles décorent.

Dragons emmêlés, église Saint Sauveur de Dinan (22), vers 1100. Un travail de la pierre qui rappelle la l’orfévrerie celte et germanique (perso, libre de droits)

  • le rythme ternaire des bâtiments et des ornements : en rapport peut-être avec la prédilection des druides pour le chiffre 3, ou plus vraisemblablement avec la Trinité chrétienne. Là encore, l’art médiéval s’éloigne de la symétrie binaire du classicisme méditerranéen et se rapproche des compositions compliquées de l’art celte.
  • les thématiques majoritairement chrétiennes, d’où une influence des arts paléochrétien (200 à 500) et byzantin (après 500). C’est-à-dire des arts créés par les premières nations évangélisées de Méditerranée orientale : Grecs, Coptes d’Egypte, Syriaques et Arméniens. Aujourd’hui agonisants, ces peuples étaient au Haut Moyen Age à leur apogée et leurs créations pouvaient atteindre le monde atlantique, par le commerce (tissus de luxe) ou via les pèlerins revenant de Terre Sainte.
  • le plan en croix latine, l’arbre de vie : le plan en croix latine se généralise en Europe de l’ouest après l’An 1000, mais cette innovation semble émerger au cours des temps préromans : en Gaule (première cathédrale de Clermont-Ferrand, vers 500), en Espagne (église San Pedro de la Nave, 680), dans la Suisse franque (plan de l’abbatiale de Saint-Gall, vers 800). C’est une évocation de la crucifixion, mais aussi peut-être un rappel de l’arbre de vie du jardin d’Éden, préfiguration de la Croix selon les Pères de l’Église. Dans les traditions celtes et germaniques, l’arbre est également un médiateur entre la terre et le ciel, voire une figuration de l’univers et de Dieu (conception reprise dans le film Avatar). Cette métaphore végétale se retrouvera encore dans les églises médiévales, avec leurs forêts de piliers et leurs verrières nervurées par des meneaux.
  • l’abondance des motifs végétaux : très présents dès La Tène (-500) dans l’art celte, où ils sont à mettre en relation avec la vision naturaliste et panthéiste des druides. Sur sa chaîne You Tube Pro Gallia, le chercheur amateur Roch Mars rapproche de façon bluffante certains décors romans et certains mythes gaulois de la nature. Avec plus de preuves, la majorité des spécialistes font plutôt dériver le chapiteau roman du chapiteau corinthien, donc de l’art classique grec. Quoi qu’il en soit, les artistes romans ont complètement réinterprété les Grecs ; leur démarche rappelle celle des premiers artistes celtes antiques, qui avaient déjà librement improvisé à partir de modèles hélléniques.
  • la palmette : cette feuille / arbre stylisé est un motif incontournable de l’art greco-romain. Elle a été adoptée très anciennement par l’art celte de La Tène, comme elle le sera par l’art préroman et roman, enfin par l’art classique européen jusqu’à nos jours. On retrouve également la palmette dans l’art populaire, où elle sert de parement aux meubles, aux maisons et aux costumes (par exemple dans les broderies bigoudènes, sud du Finistère).
  • la fleur de lys : cette stylisation végétale à 3 branches est morphologiquement proche de la palmette, elle n’est pas une imitation directe de la fleur du même nom. On trouve anciennement en milieu celte des variations florales isolées qui annoncent la future “fleur de lys”, tournée vers le bas ou vers le haut, sur des stèles, des monnaies, des torques, mais cela semble aléatoire et peu concluant. Le lis proprement dit est la fleur la plus citée dans la Bible, qui précise qu’elle était sculptée en haut des colonnes du Temple de Salomon. Mais il est peu probable que le motif “fleur de lys” soit une copie conforme de celui de Jérusalem ; on a plutôt donné un label biblique à un motif floral qui existait déjà, lui conférant ainsi un grand prestige. Ce motif se diffuse à l’époque préromane, à partir de Charlemagne. Il est alors présent dans les églises et dans les manuscrits, avant d’être adopté comme “logo” par une branche de l’aristocratie franque, pour son accroche visuelle autant que pour sa symbolique. A l’époque romane, orienté vers le haut et vers le bas, il est très présent dans les églises et ne renvoie pas forcément à la royauté française.

Bien avant le maillot du PSG, le motif “fleur-de-lys” figurait sur la stèle gauloise de Pfalzfeld, vers – 350 (Wikicommons)

Jeune fille en costume bigouden, vers 1900, Paul Geniaux (Wikicommons)

  • les spirales, les courbes : sans être un monopole des Celtes, les formes organiques sont une constante de leur art, où elles saturent l’espace de manière complexe. C’est à l’époque romane que la crosse pastorale des évêques de l’Eglise latine prend sa forme enroulée, peut-être dérivée des bâtons de berger que tenaient les moines irlandais du Haut Moyen Age.
  • la rouelle, la rosace : la rouelle était une amulette très commune aux temps gaulois, gallo-romains et francs ; on a même retrouvé une rouelle gallo-romaine christianisée en or, avec le chrisme. Dans les temps préromans, elle se trouve sculptée, ainsi que la rosace, sur les sarcophages francs et sur les façades des églises wisigothes d’Espagne. De façon étonnante, la même forme est identifiable sur les meubles rustiques bretons, notamment les lits clos où les “fuseaux de rouet” servaient de jour et d’aération.

Rouelle ou rosace sur le Chaudron de Gundestrup, vers -100 (Wikicommons)

Cornes de bélier, rouelle et tressage, église romane de Perros-Guirec (22), 1050-1150 (perso, libre de droits)

  • les entrelacs (ou noeuds celtiques) : déjà présents dans l’art gréco-romain (poterie, mosaïques), ils sont prisés par les artistes paléochrétiens qui les mettent à la mode d’un bout à l’autre de la Méditerranée, ainsi que dans le voisinage : ils seront par exemple adaptés par les Arabes (d’où les arabesques). Les Germains anglo-saxons excellaient également dans cet art qui leur vient de Scandinavie (orfèvrerie de la tombe du roi saxon Raedwald à Sutton Hoo, Angleterre, vers + 600). A partir de + 600 également, les Irlandais développent des entrelacs très sophistiqués, sur leurs bijoux, leurs manuscrits et leurs stèles de pierre. Les entrelacs auraient-ils été attribués à tort au monde celte ? En fait, on trouve des entrelacs linéaires simples sur de l’orfévrerie celte dès – 600 ; dès – 100, le torque celtibère de Foxados (Galice, Espagne du Nord) montre un entrelacs complexe sur plusieurs niveaux. Les influences paléochrétienne et anglo-saxonne ont donc réveillé chez les Irlandais un art ancestral, lui-même dérivant peut-être de la fabrication des paniers (ou des Grecs ?). Cependant, avant l’arrivée des Anglo-Saxons, les entrelacs étaient minoritaires par rapport à d’autres figures en courbe. A partir du Haut Moyen Age, ils deviennent omniprésents : il y a donc eu probablement une influence des nouveaux venus sur les Irlandais. L’art des entrelacs irlandais et germaniques fusionne et influence à son tour les Francs carolingiens à partir de 750. Le motif a eu d’autant plus de succès que les petites églises en bois de l’époque franque mérovingienne étaient déjà construites avec des rameaux de végétaux entrelacés.
  • la mise en scène du monde animal : selon la majorité des spécialistes, les sculpteurs romans (ou “imagiers”) s’inspiraient principalement d’un manuscrit grec paléochrétien, le “Physiologus”, qui recense et décrit les 58 animaux les plus remarquables de la Création. Au Haut Moyen Age, le Physiologus est traduit en latin et chaque notice est alors illustrée d’une miniature comme dans un album. La plus ancienne version est datée d’environ 850 et a été réalisée dans un monastère franc de Reims. Mais le goût de l’art roman pour les images d’animaux ne peut guère se comprendre sans l’influence du “Style animalier germanique”, qui s’est répandu avec les invasions barbares sur tout l’ouest de l’Europe : ce style est caractérisé par la répétition de motifs animaux stylisés et entrelacés sur des bijoux et des armes. Les Celtes pratiquaient un art animalier très proche depuis la culture de Hallstatt (avant – 500), c’est-à-dire beaucoup plus anciennement que les Germains. Plus anciennement encore, les Scythes, qui peuplaient l’Ukraine entre – 800 et + 300, ont influencé l’orfévrerie animalière en Europe de l’ouest : ils ont été en contact tour à tour avec les Celtes puis avec les Germains.

Le chameau fait partie des 58 animaux mis en avant par l’album paléochrétien Physiologus, une des sources d’inspiration des artistes romans. Avec le lys au centre, on y peut voir une anticipation du PSG dans sa verson qatarisée. Eglise Saint-Sauveur de Dinan (22), vers 1100 (perso, libre de droits).

  • le lion, l’éléphant, le léopard : “il n’y a pas de lions en Gaule !” C’est l’argument de bon sens du spécialiste universitaire Laurent Ridel, pour minimiser l’influence celte sur l’art roman. Et pourtant, les lions font partie du bestiaire celte depuis l’Antiquité et ces trois animaux exotiques sont visibles tant sur les monnaies gauloises que sur le Chaudon du Gundestrup !
    Les Gaulois louaient leurs services de mercenaires jusqu’à Carthage en Afrique et il leur arrivait de recevoir des nouvelles des mondes lointains, par les relations qu’ils entretenaient à haute date avec les Grecs et les Scythes, deux peuples qui pouvait observer les derniers lions d’Europe.
  • les monstres, en mode inclusif : cesêtres hors-normes et hybrides, terrifiants et fascinants, sortent de plusieurs versets de la Bible, où leur existence manifeste la puissance créatrice de Dieu et la vulnérabilité de l’humanité. Pour les sculpter, les imagiers romans se servaient des images du Physiologus, mais aussi probablement de leur imagination et des traditions populaires locales, elles-mêmes enrichies de rumeurs venues des confins du monde. Le style animalier scytho-celto-germanique comportait des bêtes fantastiques. Pour les archéologues russes actuels, ce sont les Scythes qui, en dernière analyse, ont inspiré ces figures à l’art médiéval de l’ouest comme de l’est de l’Europe (2).
  • le dragon : désigne d’abord tous types de serpents monstrueux, pas forcément ailés ni de taille gigantesque. Le serpent est présent d’un bout à l’autre de la Bible, dont une fois avec une connotation positive. C’est ainsi que Moïse, par dérogation exceptionnelle au 2ème Commandement, est autorisé par Dieu à ériger un poteau orné d’un serpent de bronze : le regarder guérit des morsures. Cet épisode n’a pas dû échapper aux moines du Haut-Moyen Age, car il créait un pont avec les traditions populaires de leurs paroissiens. Les serpents monstrueux et hybrides existent en effet dans la tradition celte depuis l’Antiquité (monnaie des Boïens de Tchéquie, vers -150 ; serpent à tête de bélier sur le Chaudron de Gundestrup). La Navigation de Saint Brandan (un texte irlandais, datant d’environ 850) est l’un des premiers récits médiévaux mettant en scène un dragon, et c’est un dragon sous la forme qui deviendra classique, c’est-à-dire ailé et crachant le feu. Dans ce récit, cette créature est présentée positivement : elle vient en effet au secours du saint attaqué par un griffon.
  • l’anguipède : ce géant mi-homme mi-serpent est représenté dans l’art scythe et dans l’art celte ancien. On le retrouve ensuite dans des monuments publics spectaculaires répandus à travers toute la Gaule romaine. On le détecte enfin dans l’art roman bourguignon. Les anciens monuments jetés à terre servaient au Moyen Age de carrières et les imagiers pouvaient y glaner des modèles.
  • l’hippogriffe : l’hippogriffe, hybride mi-cheval mi-aigle, prend son envol sur le Chaudron de Gundestrup, poursuit dans la sculpture gallo-romaine, pré-romane et romane, et fait un dernier tour dans les aventures de Harry Potter.
  • le griffon : mi-aigle mi-lion, il est également identifiable sur le Chaudron de Gundestrup. Il a été popularisé en Europe par les Scythes, pour qui il était une figure mythologique centrale, sous le nom de Senmurv. Il prend part enfin à l’avant-dernier Astérix, qui se passe chez les Sarmates, un rameau du peuple scythe. Le griffon est par ailleurs représenté dans l’art byzantin, lui-même inspiré par les Scythes ou par les Sassanides (Iran préislamique, où il prend le nom de Simorgh), et peut-être plus anciennement encore par une figure équivalente chez les Sumériens.
  • la tarasque : ce monstre du folkore provençal, visible dans l’art roman, a été identifiée à une sculpture gauloise ou gallo-romaine trouvée dans la même région, la “Tarasque de Noves”. Même si la ressemblance est troublante, aucune preuve ne relie directement les deux éléments.
  • la sirène-poisson : dans l’Antiquité grecque, les sirènes étaient des femmes-oiseaux. La version nord-atlantique de la femme-poisson est popularisée par le “Livre des Monstres”, un manuscrit datant des années 800 ; il a été écrit par un moine anglo-saxon du nord de la Grande-Bretagne, alors sous influence irlandaise. Des représentations de sirènes romanes sont par exemple visibles à l’église Saint Sauveur de Dinan, à la cathédrale de Saint-Malo, à Nantes au Musée Dobrée (quand il est ouvert).
  • l’intégration de la culture populaire sur fond de pensée magique : Tous ces monstres ne faisaient pas l’unanimité au Moyen Age, Saint Bernard pestait qu’ils n’avaient pas leur place dans une église (3). Pourquoi malgré tout les représenter ? Peut-être pour s’en protéger ou être protégé par eux (“fonction apotropaïque”). On en trouve un précédent frappant aux temps préromans chez les Pictes, peuple celte d’Ecosse évangélisé par les Irlandais, avec la stèle de Papil : au sommet, une Croix arboricole ; à ses pieds des moines avec les bâtons courbes typiques de ces pays d’élevage ; en-dessous un lion (ou un chien ?) et des hommes-oiseaux, personnages de la mythologie picte, dangereux ou protecteurs. Les paroissiens pictes attendaient vraisemblablement de ce calvaire une protection magique de leur territoire contre le mal, exactement ce que leurs ancêtres demandaient aux stèles de l’ancien temps.
  • le mélange du sacré et du profane, de la peur et de l’humour : si les églises romanes affichent des monstres, c’est aussi pour “embrasser toute la Création” (4), jusque dans ses limites extrêmes ; il n’est donc pas étonnant d’y trouver aussi la satire de toute la vie terrestre, y compris dans ses aspects les plus incongrus et les plus triviaux. Un précédent peut être trouvé dans le Livre de Kells, un Evangile irlandais géant, gardé dans un écrin d’or et utilisé pour la messe. On y trouve peintes des images saintes inspirées par les icones byzantines… mais aussi bizarrement de petites scènes drolatiques en marge des textes sacrés : par exemple un chat courant après une souris ayant dérobé une galette ou une hostie. Autre exemple : le thème des personnages se tirant la barbe se trouve dans le livre de Kells, dans un psautier du monastère de Corbie (fondé par des Irlandais dans le nord de la Gaule franque), sur la Haute Croix de Muiredach…et plus tard dans l’église romane d’Anzy-le-Duc, en Bourgogne. Ces décorations historiées, qui seront courantes dans les manuscrits et les églises romanes, apparaissent pour la première fois dans les manuscrits irlandais et anglo-saxons, avant d’être reprises sur le continent par les Francs.
  • Les manuscrits irlandais, réservoirs de motifs pour les futurs sculpteurs d’églises : au sein de l’entrelacs d’influences qui se coupent et se recoupent au Haut Moyen Age pour déboucher sur l’art roman, un des noeuds cruciaux du réseau a pour base l’Irlande. Les disciples de Saint Patrick ont en effet entretenu des contacts avec toutes les cultures de l’époque, y compris avec les premières nations chrétiennes de l’Orient ; ils ont créé le premier art explicitement chrétien d’Europe occidentale en synthétisant tous ces apports et en les intégrant dans des objets de culte (orfévrerie sacrée, tissus, stèles, manuscrits…) ; les moines irlandais ont véhiculé cet artisanat à travers le continent, y fondant des monastères, tout particulièrement en Bourgogne et en Lombardie, deux terres d’émergence de l’art roman. Considérés comme les meilleurs du temps, les manuscrits irlandais (et anglo-saxons) ont exercé une influence majeure sur le continent entre 600 et 850 et les illustrations qu’ils contenaient ont été copiées et recopiées par les Francs… pour finalement servir de modèles aux sculpteurs, quand le moment des constructions massives est venu. Piètres architectes dans le concret, les Irlandais se sont plu à dessiner des architectures imaginaires : leurs manuscrits contenaient des exemples de colonnes à chapiteaux décorés, selon un modèle remontant à l’Evangile de l’évêque syriaque Rabbula.
  • l’essor de l’art roman coïncide avec l’influence maximale de la littérature celte en Europe : plus on s’approche des temps romans, plus l’influence celte se renforce. Car les deux siècles de l’art roman (1000 à 1200) correspondent à une deuxième vague culturelle en provenance des îles britanniques. C’est celle de la diffusion sur le continent du cycle de la Table Ronde, d’origine galloise, mais aussi de textes religieux irlandais comme la Navigation de Saint Brandan ou les Visions d’après-mort de divers moines gaëliques. Comme l’art roman, ces textes mettent en scène les merveilles d’une nature plus mouvante, moins ordonnée que dans la Genèse, agrémentée de divers monstres, et plus généralement élaborent une reformulation chrétienne de la tradition celte. Pour atteindre le coeur des fidèles, les artistes romans illustrent dans la pierre cette littérature : à Saint Jacques de Compostelle (Tristan et Iseut), à Modène (Arthur combattant le Chapalu)… et plus près de nous, à Perros-Guirec (chevalier combattant un dragon, identifié au roi Arthur d’après des légendes locales), Langonnet (chevalier combattant un géant, comme dans le livre contemporain Yvain et le Chevalier au lion), Saint-Gildas-de-Rhuys (Duel de chevaliers)… La Matière de Bretagne n’est cependant pas la seule littérature à être représentée dans la pierre. L’Âne à la lyre (visible anciennement à la cathédrale de Nantes, aujourd’hui au Musée Dobrée) vient probablement d’une fable du grec Ésope, citée par le philosophe romain Boèce – deux auteurs très appréciés au moment de la construction des églises romanes.
  • les influences byzantines, irlandaises et britanniques sur les églises pré-romanes bretonnes : les plus anciennes églises en pierre de Bretagne encore debout se trouvent dans la partie romanisée de la péninsule et remontent à 500 environ (chapelle Saint-Étienne à Nantes) ; elles ne sont pas sculptées. La chapelle Sainte-Agathe de Langon (35) est encore plus ancienne (250 environ), mais c’était alors un bâtiment non-chrétien, décoré d’une peinture de Vénus, qui n’a été reconverti en église qu’entre 500 et 700. Dans la partie bretonnante, on a longtemps construit en bois et en terre à la mode des îles britanniques. C’est seulement sous Nominoë (800-851) qu’apparaissent les premières constructions en pierre vraiment notables. L’église Saint-Gall de Plouguenast (22) pourrait remonter à cette période : elle n’est pas sculptée, mais peinte avec des entrelacs et des icônes, qui dénotent une influence des enluminures byzantines, peut-être par l’intermédiaire des Irlandais (ou des Francs ?). La crypte préromane de l’église de Lanmeur (29) est située chronologiquement soit avant, soit juste après l’An 1000. On y trouve des motifs sculptés peu nombreux et assez basiques, représentant des serpents ou des tiges se ramifiant. Dédiée au prince breton Mélar, elle imite peut-être la crypte du roi saxon Aethelbad, à Repton (nord de l’Angleterre). C’est seulement dans les années 1000 à 1200 que la construction en pierre bat son plein : il subsiste aujourd’hui dans les 5 départements bretons environ 201 édifices romans, dont 73 avec des décors sculptés plus ou moins bien conservés. Ils se trouvent en général dans des coins reculés de la campagne – des villages trop pauvres pour avoir modernisé leur église. Dernier épisode de l’art roman en Bretagne : au 20ème siècle, le courant régionaliste néo-celte remet les formes romanes à l’honneur. La maison néo-bretonne, bâtie à des centaines de milliers d’exemplaires, est souvent dotée d’une porte en arc semi-circulaire emblématique. La Bretagne est donc probablement l’endroit au monde avec la plus grande densité d’arcades romanes.

Enora

Pour aller plus loin : Jean-Pierre Subié, “Art celte, mythologie, construction, symbole”, 2023, une mine de 700 illustrations, 32 euros

  1. Cindy Cadoret, “Les apports insulaires sur l’art du continent (7ème-9ème siècle)”, 2020 (disponible en ligne).
  2. “Les historiens de l’art ont bien souvent souligné que sur les murs et les frises des monuments de Byzance, en Transcaucasie, dans la Russie médiévale, on voit apparaitre des images d’animaux qui font largement écho aux motifs animaliers scythes (…) En Europe, à l’époque médiévale, le contenu de l’image animale devient plus complexe et s’applique à une forme abstraite. Les images d’animaux (aigles, lions, senmurv/simurgh) se revêtent d’une nouvelle symbolique. Si dans l’Europe de l’est ces images sont chargées de forces positives, dans l’Europe de l’ouest au contraire, elles deviennent monstres redoutables ou harpies et prennent volontiers un caractère négatif.” Andreï Alexeev, Ludmilla Barkova, Ludmila Galanina, “Les Scythes, nomades des steppes”, 2001
  3. “Les murs de l’église sont étincelants de richesse et les pauvres sont dans le dénûment ; ses pierres sont couvertes de dorures et ses enfants sont privés de vêtements ; on fait servir le bien des pauvres à des embellissements qui charment les regards des riches (…) Mais que signifient dans vos cloîtres, là où les religieux font leurs lectures, ces monstres ridicules, ces horribles beautés et ces belles horreurs ? À quoi bon, dans ces endroits, ces singes immondes, ces lions féroces, ces centaures chimériques, ces monstres demi-hommes, ces tigres bariolés, ces soldats qui combattent et ces chasseurs qui donnent du cor ? Ici on y voit une seule tête pour plusieurs corps ou un seul corps pour plusieurs têtes : là c’est un quadrupède ayant une queue de serpent et plus loin c’est un poisson avec une tête de quadrupède. Tantôt on voit un monstre qui est cheval par devant et chèvre par derrière, ou qui a la tête d’un animal à cornes et le derrière d’un cheval. Enfin le nombre de ces représentations est si grand et la diversité si charmante et si variée qu’on préfère regarder ces marbres que lire dans des manuscrits, et passer le jour à les admirer qu’à méditer la loi de Dieu. Grand Dieu, si on n’a pas de honte de pareilles frivolités, on devrait au moins regretter ce qu’elles coûtent”. Bernard de Clairvaux, Apologie, 1125.
  4. “Tout l’univers est au rendez-vous de l’art roman : les plantes, les animaux, les monstres, les phantasmes, mais aussi tous les signes, car le roman est un art cosmique (…) L’art classique ne s’intéresse qu’à l’homme. L’art musulman se laisse surtout tenter par les formes abstraites. Seul l’art roman embrasse toute la Création”. Michel Renouard, “L’art roman en Bretagne”, 1977

Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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