Méditation pour le jeudi Saint : les deux Judas.

Chers associés, « la vie de l’homme est un combat sur la terre », dit Job dans la ste Ecriture. La difficulté est que, ce combat étant spirituel, nous ne voyons pas l’ennemi. Voilà pourquoi S. Ignace, donne des Règles du discernement des esprits pour discerner en quelque manière (c’est-à-dire avec prudence et aussi, si possible, avec l’aide d’un confesseur bon et sage) les divers mouvements excités dans l’âme soit par le mauvais esprit (le démon, ou le monde, ou une personne qui agit poussée par ceux-ci), soit par le bon esprit (Dieu, un ange, une personne qui agit poussée par eux).


    Une  règle capitale dans le combat spirituel est de repousser sans discuter des pensées que l’on sait venir directement ou indirectement du démon. on ne joue pas avec le démon, c’est-à-dire qu’on ne doit pas entretenir des pensées que l’on sait ne pas être bonnes, tout en se rassurant sur la ferme volonté dans laquelle on se trouve de ne pas les suivre, ou de ne pas y consentir. Malheur à qui accepte le dialogue avec le démon qui est bien plus fin et rusé que nous ! Comme dans tout péché, à l’exemple de celui d’Eve qui a discuté avec le démon au lieu de couper court, le démon finit alors par remporter quelque victoire.


    S. Bernard disait : nemo repente fit pessimus, personne ne devient mauvais tout d’un coup. La lecture que je vous propose est une illustration ou une description de cette vérité : comment une âme auparavant bonne et aimée de Dieu peut chuter progressivement jusqu’à ne pas faire ce qu’il faut pour se reprendre et décider de s’acheminer volontairement vers la damnation. Cette lecture, bien qu’elle conviendra plus directement aux âmes consacrées (il s’agit du drame de la damnation de Judas, un des 12 apôtres du Seigneur), pourra faire du bien à tout fidèle car elle nous rappelle la règle d’or de toute vie intérieure : la contreattaque dans les tentations. Que, dans celles-ci, il ne faut pas céder, mais recourir surtout et avant tout à la prière, et aussi s’efforcer de faire des actes de la vertu diamétralement contraire à ce que nous suggère la tentation, de faire quelque examen de conscience pour faire le point sur notre culpabilité ou notre fidélité, et de faire un peu de pénitence. Ce que nous rappelle ce drame, c’est la nécessité de la lutte : celui qui ne combat contre ses défauts est perdu ! Celui qui combat avec courage et persévérance même de graves défauts vaincra certainement avec l’aide de la grâce de Dieu et gagnera de grands mérites pour la Vie éternelle !


    Au travers de 3 articles successifs parus dans le messager du Sacré-Cœur en 1933, le Père PARRA – alors directeur français de l’apostolat de la Prière – montre ici, en bon fils de S. Ignace, sa profonde connaissance du combat spirituel.
    Si cette lecture vous fera concevoir une ferme volonté de travailler avec plus de force à votre salut éternel, d’être plus vigilants contre les assauts du péché, plus humbles, pieux, fervents et forts, elle portera d’excellents fruits dans vos âmes et vous mériterez de passer un joyeux et saint Noël dans la joie profonde de posséder Dieu !

        1) LE BON JUDAS

    Nous sommes naturellement portés à ne voir de Judas que sa fin hideuse : il nous apparaît comme un monstre et un damné. Ceci, qui est vrai, n’empêche pas qu’il y ait eu un autre Judas, le bon Judas. Etudions-le, méditons-le, pour nous convaincre qu’il ne suffit pas, au service du Maître, de bien commencer, ni même d’y persévérer quelque temps : mais qu’il faut, par la lutte contre nous-mêmes, mortifier constamment les défauts qui pourraient nous perdre, comme lui, ou nous condamner, dans notre vie spirituelle ou notre sanctification, à une lamentable médiocrité.

        VIENS, SUIS-MOI

    Judas, comme les autres apôtres, vit un jour Jésus s’arrêter devant lui et lui adresser l’appel souverain : Viens, suis-Moi !
    Donc, le Maître  l’avait choisi. Ceci suffit pour nous assurer que Judas n’était pas un homme du commun, un homme comme les autres. Certes, l’appel de Dieu est pure grâce. Cependant, il est imposible de penser que, pour leur offrir un pareil don, Jésus cherche des âmes basses : il y aurait là un désordre que rien ne saurait justifier. il peut choisir des pécheurs, des ennemis même, comme il le fera pour S. Paul, mais son choix tombera sur une nature généreuse et riche, que la grâce transformera, qu’elle ne créera point. De même l’heure venue de choisir ses apôtres, Jésus ne regarde point aux dons extérieurs, ni à la classe ou au rang social, non pas au charme ou à l’agrément des personnes : les douze assurément n’étaient pas des hommes du monde ; ils étaient pauvres, frustres, sans éducation, sans relations, sans lettres. Toutefois, nous ne pouvons supposer un instant que Jésus ait pu être attiré vers eux, s’ils étaient vulgaires d’âme ou vicieux : il y avait sûrement en eux un fond de droiture, des réserves de générosité qui, un jour, après les laborieuses leçons du Maître divin et sous l’influence du Saint-Esprit , éclateraient en héroïsme. Judas, comme les autres, fut choisi ; donc, comme les autres, il avait des qualités morales audessus de la moyenne.


    Et la preuve en est qu’il suivit Jésus . C’était beaucoup et tellement beau que, seule, une âme éprise d’idéal le pouvait faire. C’était premièrement quitter ce qu’il avait ; or, si pauvre que l’on soit, on est enraciné au petit coin de terre que l’on possède, à la cabane qui nous abrite, aux habitudes prises. Judas, sans doute était marié comme Pierre ; ou peut-être comme Jacques et Jean, il avait un vieux père dont il était le soutien. Cela même compliquait singulièrement le cas de conscience posé par l’appel du Maître. Partir, dans ces conditions, était un arrachement douloureux.
    Et pourquoi partir ? Nous le savons par la suite de leur vie, les apôtres nourrissaient au sujet du royaume prêché par Jésus de singulières illusions. Lorsque Judas se décida à le suivre cédait-il à quelque secrète ambition de problématique avancement ? se berçait-il de rêves de fortune lointaine ? Nous n’en savons rien ; mais nous savons que, pour un simple comme lui et un homme positif, un tiens vaut mieux que deux tu l’auras : l’esprit de chimère s’associe mal à l’idée que nous nous faisons de lui. Ce n’est pas cela qui l’entraîna à la suite de Jésus .


    Alors, pourquoi laissa-t-il tout ce qu’il avait ? il était, comme Pierre, André, Jacques et Jean, parmi les fidèles de saint Jean-Baptiste : il était donc, à l’école du précurseur, averti de l’approche du Messie ; peut-être avait-il assisté au baptême de Jésus et il avait entendu Jean-Baptiste le saluer comme l’Agneau de Dieu . La personne de Jésus l’attirait : il l’avait approché, écouté ; peut-être même l’avait-il suivi  jusque dans sa retraite secrète pour le connaître mieux, ou simplement parce qu’il subissait son emprise. et voilà, n’en doutons pas, les raisons du cœur qui agirent ; lorsque Jésus lui demanda de le suivre, Judas, sans penser plus loin, répondit oui, parce qu’il l’aimait.


    C’est pourquoi il lui fut fidèle et non pas sans mérite. La vie, à la suite du Maître, était rude. Jésus n’avait ni maison, ni ressource, ni gagne-pain ; il dormait à la belle étoile, mangeait ce que la charité publique lui avait offert ; d’une ville, d’un village à l’autre, il errait, prêchant le royaume ; ici, bien accuelli, là, chassé et maudit, partout poursuivi par la haine tenance des Juifs et des pharisiens. les douze subissaient fatalement le contre-coup de cette vie qu’ils partageaient. Nous savons par exemple qu’un jour, pour le nourrir, le Maître fut obligé de leur dire d’entrer, en bordure de la route, dans un champ de froment et de froiser entre leurs mains quelques épis : ce fut tout leur repas et ceci en dit long. Certes, la compagnie de Jésus avait d’exquises compensations et nous rêvons tous de cette intimité délicieuse, le soir, sous les étoiles, à l’écart des villes et du bruit, quand il expliquait aux douze ce qu’il réservait pour eux seuls et que les rois et les prophètes auraient été heureux d’entendre. mais justement ces joies sont d’une essence tellement haute, que des âmes ordinaires ne les sauraient goûter. Judas les appréciait et, pour elles, il supportait tout le reste. il vivait à l’ombre de Jésus , couchait tout à côté de lui ; il recevait pour lui tout seul le conseil, le mot du cœur. Sa fidélité résistait à toutes les épreuves et au scandale provoqué parfois par les discours et les actes de Jésus : à Capharnaüm, le jour où l’Eucharistie fut promise, Judas ne fut pas de ceux qui s’en allèrent en protestant : il demeura et, pleinement, il adhéra à la protestation de Pierre : A qui irions-nous ? Judas, comme les disciples, a prêché Jésus ; comme eux, et à plus forte raison, il fit des miracles. Et pourtant !…

        CELUI QUI MET LA MAIN À LA CHARRUE…

    De tout ceci, une leçon très grave se dégage pour moi : les plus beaux commencements ne sont rien si la suite ne vient pas. aucune vocation n’est plus certaine que celle de Judas : le choix a été fait par le Seigneur lui-même : l’appel a été direct et perçu matériellement par l’élu : Viens, suisMoi ! Les dons nécessaires à la fidélité y étaient aussi, sinon il n’aurait pas été choisi. une vraie bonne volonté existait chez lui, qui explique sa fidélité méritoire au Maître.
    Et pourtant !…
    C’est qu’il y a au service de Dieu une condition de la persévérance à laquelle nul ne peut se soustraire : la lutte . Dieu , qui nous appelle librement sans nous, ne nous sanctifie pas sans nous, sans notre effort parfois très douloureux. Dans la lumière de Dieu , avec un élan parfois irrésistible, nous nous sommes tracés un programme de vie spirituelle parfait. C’est l’appel. les premiers pas dans la voie nouvelle et montante sont un enchantement : nous nous étonnons d’accomplir aisément ce qui, hier, aurait paru impossible : oraison, abnégation de soi facile et souriante : littéralement, la grâce nous soulève. Cela ne dure pas, cela peut même tellement changer que nous n’éprouvions plus dans le sentiment que dégout pour l’idéal qui nous enthousiasmait hier, que lassitude insurmontable devant l’effort pour y parvenir. C’est l’heure du courage et de la volonté ; c’est le moment où se fait le discernement des braves et des lâches, de ceux, comme dit l’imitation, qui sont les amis de Jésus quand il invite à la Cène, mais qui s’en vont quand il les supplie de venir au Calvaire. Non, le plus beau départ, dans la plus belle sincérité du cœur, ne peut rien signifier si aux heures de lutte, qui viendront certainement, nous n’avons pas le courage d’avancer quand même.
    Et il en est ainsi de presque toute vocation de prêtre ou de religieux. La réponse première à l’appel a pu nous coûter des larmes et d’affreux arrachements. Nous avons avancé quand même. Quelle illusion de croire que ces sacrifices, même héroïques du début, nous garantiront la persévérance ! D’ordinaire, Dieu répond à ces prémisses de l’holocauste par l’étonnante allégresse qui accompagne nos premiers pas. Puis, viennent les années où, dans l’accoutumance de toute chose, nous sentons que notre propre fond de nature avec ses défauts subsiste toujours : la ferveur sentie des commencements nous avait donné l’illusion qu’il était maté ; tout d’un coup, il se réveille fortement et le choc de la tentation est si brutal que tout nous semble mis en question, et notre volonté initiale, et surtout les chances d’être fidèle. Nul ne peut se flatter d’éviter cette épreuve. Nul n’est fidèle qui ne l’ait surmontée : c’est l’heure où nous payons un peu la grâce première de l’appel, qui fut un pur don de Dieu.

    PRIÈRE

    Maître, soutenez-moi à ces heures grises, quand il me semble que vous n’êtes pas là. Je comprends bien qu’il doit en être ainsi et que la grâce de la vocation ne peut être payée même par les plus grands héroïsmes ; cependant, qu’il est dur de sentir que l’on piétine, plus dure de croire que l’on recule : c’est afffreux de ramer seul contre le courant qui nous ramène toujours au point de départ. Vous êtes là, Seigneur, pourtant. Je le crois. Vous êtiez près de Judas aussi, quand il fut traître ; Maître, que je ne lui ressemble pas, que je meurs, plutôt que de vous trahir !

    2) JUDAS, LE TRAÎTRE

    Après le bon Judas, voici le mauvais ; voci le traître et le damné. Il y aura sérieux profit pour nous à le voir se perdre volontairement malgré le contact quotidien avec Jésus : il abusera de tout ! suivons-le donc dans ses progressives déchéances, de la première faiblesse au baiser hideux du jardin ; depuis le « Viens suis-Moi » des bords du Jourdain, jusqu’au : « Mon ami, tu trahis le fils de l’homme par un baiser » !

    JUDAS VOLEUR

    Tout le malheur de Judas vient d’un défaut qu’il connaissait et qu’il ne voulut pas combattre : il aimait l’argent. Au début, ce n’était pas du vice, mais une pente mauvaise du caractère, comme il aurait pu en avoir une autre, comme Pierre était présomptueux. il connaissait son faible. Nous ne pouvons en douter, car nous savons tous très bien, par expérience, que si, de nous-même, nous n’aimons pas toujours à découvrir nos défauts, ceux avec qui nous vivons et qui en souffrent, ne manquent pas de nous les reprocher. Or, les douze vivaient en communauté : inévitablement, une fois ou l’autre, même si Judas était habile à cacher son jeu, son défaut montra le bout de l’oreille. Difficilement aussi, nous pouvons admettre que Jésus , lequel connaissait à fond les siens, n’ait pas prévenu son apôtre contre lui-même. un défaut est le germe d’une passion ; pour que la passion se forme, c’est-à-dire devienne cette force effroyable qui en peut venir jusqu’à paralyser la pauvre volonté humaine, il y faut ordinairement du temps et des occasions multipliées, où, comme un enfant que l’on gâte, comme un monstre que l’on nourrit, elle se satisfait, croît, augmente ses exigences jusqu’à devenir impérieuse et dominatrice. occasions acceptées, cherchées, aimées, multipliées et le défaut admis, flatté, choyé devient un tyran.
    Ainsi a fait Judas. Il connaît son défaut ; il le flatte ; il cherche et trouve l’occasion de lui complaire. Les apôtres, à la suite de Jésus , vivaient des dons en argent et en nature que leur faisaient de bonnes âmes. il y avait donc une bourse commune. La question se posa de savoir qui en aurait la garde et l’administration. Parmi les douze, il y en avait un qui ne devait pas s’offrir, Judas ; un qui devait, si on lui faisait une proposition en ce sens, la repousser, Judas. Car Judas, économe de la troupe, c’était l’argent dans ses mains, donc, la tentation constante, nécessaire ; il jouait avec le feu. Or, Judas, sans doute, s’offrit ; en tout cas, il ne se refusa pas.
    Il s’engageait ainsi sur la mauvaise voie. Cette première concession était grave pour deux motifs : d’abord, l’occasion était, si on peut dire, chronique : ayant toujours l’argent sur lui, recueillant celui qui était en cours de route  donné, la tentation était continuelle de prendre pour lui seul ce qui était pour tous. Pour une autre raison, la tentation était plus dangereuse encore : elle se dissimulait sous l’apparence du devoir accompli et prenait l’allure du dévouement : économe, en principe, Judas acceptait une corvée, il accomplissait une fonction nécessaire, il rendait service. Voilà de quoi rassurer s’il lui venait un remords ou scrupule.
    En vérité, sinon très clairement au début, très délibérément dans la suite, il voulait non pas rendre service mais, parce qu’il aimait cela et qu’il y trouvait son profit, il voulait tenir la bourse et il ne consentait jamais à s’en séparer.
    Pourquoi ? Parce que, dit S. Jean (ch. Xii, v. 6), il volait. Cela devait arriver. Ce que furent les premiers vols ; comment peu à peu ils se multiplièrent et grossirent, peu importe que l’Evangile ne le dise pas : nous en savons assez par ce petit mot terrible de S. Jean : il volait. il y avait, dans sa ceinture, deux sacs ; l’un, celui de Jésus et des douze ; l’autre, le sien et, de l’un à l’autre, il y avait des cheminements secrets, par où l’un se vidait au profit de l’autre. C’était fatal : il suivait la pente : occasion cherchée, aimée, voulue, chute préparée, amenée, multipliée, d’où sort l’habitude et le vice.
    Tous nous avons des défauts connus de nous et des autres et plus ou moins dangereux. Si ce n’est pas l’amour de l’argent, nous aimons dangereusement autre chose : nos aises : nous sommes sensuels et paresseux ; le succès : nous sommes orgueilleux ou vaniteux ; nos satisfactions de coeur : nous avons trop de tendresse dans nos affections ; ou bien, nous sommes en tout légers, mobiles, superficiels. Hélas,, la gamme des défauts possibles est tristement riche ; ils trouvent dans nos divers tempéraments un terrain fertile, où ils peuvent poser leurs germes. Tous donc nous avons à lutter. Pouvons-nous nous rendre témoignage qu’au lieu de le faire, nous ne suivons pas le chemin de Judas en flattant peut-être sous d’honnêtes prétextes, nos tendances mauvaises ?
    Seigneur, si je suis faible contre moi-même accordez-moi au moins d’être franc ! Délivrez-moi de cet esprit d’illusion qui, devant mes chutes, me rassureraient paresseusement, en les justifiant par les plus beaux motifs : alors le mal deviendrait mon Maître, comme il en advint de Judas. Gardez-moi, Seigneur, car je sens si bien qu’il est facile, quand on a intérêt à se tromper, de se persuader qu’on a raison !

        JUDAS MENTEUR

    Nous n’avons aucun motif de penser qu’en toute occasion, Judas abusait de la confiance qu’on lui témoignait. Ce qui, hélas, est clair, c’est qu’il le faisait et, qu’un moment vint où il refusa de se libérer de son défaut : il abdiqua. tout de suite, il devint hypocrite. Nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons vivre en nous méprisant. Dès lors, quiconque fait le mal, ou bien il change, ou bien, s’il s’abandonne, il cherche et finit par trouver que ce qu’il croyait mauvais ne l’est pas : alors sa consceince est faussée, alors il possède la paix qui tue.
    Ainsi Judas ; il devint menteur. Déjà, il y avait de la fourberie dans les airs dévoués qu’il se donnait en remplissant sa fonction d’économe. Cela devint une nécessité pour lui de se tromper et de tromper les autres.
    Nous sommes à Béthanie, chez Lazare. Jésus y est venu avec les douze. Après le souper, Marie, à genoux aux pieds du Maître, lui oignit les pieds avec une livre d’un nard pur de très grand prix. Alors, dit S. Jean (ch. Xii, v. 3 sq.) , Judas iscariote, celui qui devait le trahir dit : Pourquoi n’a-t-on pas vendu ce parfum 300 deniers pour le donner aux pauvres ? Le bon apôtre ! il se pare ostentoirement d’une charité qu’il n’a pas ! surtout pour le cas où, autour de lui, on aurait pu soupçonner quelque chose, il donnait à penser que tout ce qui manquait dans la bourse était passé entre les mains des pauvres !
    Personne ne fut dupe. Jean, vrai jusqu’à la cruauté, ajoute seulement ceci : Il dit cela, bien qu’il ne se souciât pas des pauvres, mais parce qu’il était voleur et qu’ayant la bourse, il dérobait ce qu’on y mettait. Le voilà percé à jour. Quand il avait vu Marie s’approcher, les mains chargées de ce parfum, quand il en respira l’arôme, froidement, cet homme averti, il supputa le prix : 300 deniers, au moins cela ! Et il vit les pièces tomber dans son sac ; il compta mentalement la part qu’il aurait là-dessus prélévée pour lui et, rageant d’avoir été joué, il fit sortir son humeur dans l’odieux mensonge : Quel dommage pour les pauvres ! il ne pouvait dire la vérité, il mentait, au nom des pauvres !
    Ainsi, faisons-nous tous quand, lâches contre nous mêmes, nous renonçons à la lutte : il n’y a plus moyen d’avoir ce que nous appelons la paix, sinon de nous tromper nous mêmes : la passion nous mène inévitablement au sophisme.
    On a une tendresse de coeur que, secrètement et activement, la grâce nous reproche. Mais c’est si doux d’aimer. Alors on dit : On ne fait du bien qu’à ceux que l’on aime. Jésus n’a-t-il pas aimé de préférence Jean le disciple. Et l’on fait semblant d’être rassuré. Pour tout autre que celui qui raisonne ainsi, l’astuce est grossière. Oui, le principe est juste que l’on ne fait du bien qu’à ceux que l’on aime : mais l’application en est fausse dans le cas où on aime pour soi seul et non pour Dieu, ce qui est la négation même de l’apostolat. Et on n’a même pas peur d’assimiler une affection où Jésus est trahi, offensé peut-être, à celle dont il aimait Jean !
    Ou bien, on veut tenter une conciliation entre la vie intérieure et la vie mondaine et la dissipation. On voudrait être homme d’oraison et ne se priver d’aucune satisfaction. Alors, en toute occasion, de bouche, on loue la vie recueillie et intérieure ; on gémit de ne pouvoir s’y livrer autant qu’on voudrait. Là-dessus, on multiplie relations, visites, lectures, agitations. Par toutes les fissures, la vie du dedans s’échappe ; on végète dans une médiocrité où l’on s’enlise. Notre mauvaise foi, aux heures de réflexion, nous devient presqu’évidente ; mais nous sommes trop faibles et trop lâches pour le reconnaître franchement. Se tromper, tromper les autres ; nous sommes menés là par le fait de la passion que l’on suit.
    Et quel que soit le défaut que nous flatterons, toujours il nous mènera à cette duplicité, qui est la négation de la vie généreuse.

        JUDAS SANS CŒUR

    L’amour de Judas durcira le coeur de Judas : c’est l’aboutissement normal de toute passion, qu’elle tue en nous tout sentiment qui n’est pas elle.
    Sûrement, Judas avait aimé Jésus . un moment vint où il ne l’aima plus. or, seul, l’argent avait accompli ce renversement monstrueux.
    Cela devint clair en cette même circonstance du souper chez Lazare. Judas connaissait sans doute Marie, la pécheresse. Quand il la vit, comme elle l’avait fait chez simon, s’agenouiller devant Jésus et répandre sur ses pieds le parfum de nard précieux, s’il avait eu au coeur un peu d’amour pour le Maître, il aurait, avec des larmes dans les yeux, admiré et béni cette femme. Quelle joie, quelle fierté, quand on aime quelqu’un de le voir à l’honneur et aimé !
    Peut-être éprouva-t-il ce sentiment lors de la première rencontre de Marie de Magdala avec Jésus . Aujourd’hui, c’est fini. il aime l’argent, rien que l’argent. Cette femme en versant ce parfum sur les pieds de son Maître, lui vole la somme qu’elle l’a payé ; c’est tout ce qu’il trouve à penser, c’est tout ce qu’il ressent, devant cette marque d’amour envers Jésus : l’argent lui a pris le coeur.
    La vie intérieure est premièrement l’amour de Dieu et l’intimité avec lui. Or, cet amour, lui aussi, est jaloux. Qui aime ailleurs et comme Dieu ne veut pas, ne pourra pas connaître le coeur à coeur divin. C’est la bataille entre deux amours. C’est pourquoi tout relâchement dans la vie spirituelle, c’est-à-dire toute concession faite délibérément à une affection désordonnée, se traduira promptement par la sécheresse dans la prière : le coeur n’y est plus tout-àfait, jusqu’à ce que peut-être, de faiblesse en faiblesse, il n’y soit plus du tout. Toute imperfection, tout péché dont on prend son parti est une atteinte à l’amour : par une veine ouverte, le sang s’en va : par toute passion admise et choyée, l’amour s’échappe, avec une rapidité qui nous mène tout d’un coup au bord de la chute lourde.

        PRIÈRE

    S’il est possible, Jésus , je veux vous aimer jusque dans  mes péchés et mes faiblesses ! C’est possible, car si je tombe et si je pleure ma misère, si je vous supplie de me relever, mon péché, à sa manière, a augmenté mon amour pour vous. De la chute acceptée et aimée qui tue l’amour, ô Jésus , défendez-moi et sauvez-moi par la souffrance, par les séparations, par la croix que vous voudrez, par la mort même, ô Jésus , si misérable que je sois, que je vous aime toujours !

        3) « SATAN ENTRA EN LUI »

    En trois ans, ce fut fini. Judas devint l’esclave de sa passion. A ce stade, tout devenait possible et le pire arriva.

        LE MARCHÉ INFÂME

    Aimant l’argent comme il l’aimait, un jour, la pensée lui vint d’en faire, si l’on peut dire, avec Jésus et de le monnayer. il savait la haine dont les pharisiens le poursuivaient. il savait que sa tête avait été mise à prix ; inévitablement, l’idée devait jaillir chez lui : Si j’essayais ! A coup sûr, la première fois que la suggestion se présenta, Judas la repoussa indigné : Moi, faire ça ? Jamais ! il était sincère parce qu’il aimait encore et qu’il restait contre la passion quelque force de résistance. De concession en concession, la passion de l’argent envahit tout, comme un chancre qui ronge les chairs vives. Tenace, la suggestion repoussée une fois, deux fois, cent fois, se présenta encore. Elle fut rejetée, mais plus mollement chaque fois, après une discussion plus ou moins longue. un jour, enfin, elle entra dans l’âme en Maîtresse absolue : Judas voulait bien, il voulait ardemment, il voulait vite.
    Du coup, il acceptait toutes les conséquences : il trahirait Jésus , il discuterait âprement le prix du marché avec les pharisiens ; Jésus devenait une marchandise qu’il vendrait le plus cher possible. Tout ceci qui nous glace, laissait Judas parfaitement indifférent : amitié, fidélité, honneur, tout cela n’existait plus, l’argent seul comptait. Or, il voyait se dresser une montagne d’or, où ses mains plongeaient avidement, comptant les pièces, jouissant de leurs froides caresses. Les princes des prêtres sont riches : ils ont à leur disposition tout le trésor du temple ; que ne donneront-ils pas pour être enfin débarrassés de celui qui ne leur laisse plus de repos ? (…)
    Trente deniers ! C’est tout ce qu’il a pour tout ce qu’il a vendu : son Dieu et son âme !
    Ainsi, toujours la passion nous déçoit : elle nous grise de promesses et elle ne donne rien, même quand elle paie le plus largement ! Que peuvent être les satisfactions les plus douces ou les plus enivrantes de l’ambition, de l’orgueil, de la volupté, quand, l’orgie passée, nous nous retrouvons seuls, sans âme, ayant pour cela vendu notre paix, notre âme et tout ce qui était notre seule raison de vivre ? D’un côté, 30 deniers, de l’autre : le Christ vendu et l’âme damnée : c’est ainsi que nos passions nous paient !

        ENTRE JÉSUS ET SATAN

    Jésus est au Cénacle, assis à la table de Jésus avec les apôtres. Ce soir-là même qu’il est décidé à livrer le Maître. Nul, sauf celui qui sait tout, ne s’en doute. Très Maître de lui, il a merveilleusement sauvé les apparences : il mange comme tout le monde. Comme les autres, quand Jésus se lève de table et vient s’agenouiller devant chacun pour lui laver les pieds, Judas allonge sa jambe vers le bassin rempli d’eau. Baisse-t-il les yeux pour éviter de croiser le regard du Maître ? Audacieusement, le regarde-t-il en face ? Tout est possible ! Le sauveur veut lui faire entendre qu’il sait tout. Alors, dans le grand silence qui pèse sur toute la salle, il dit : Vous êtes purs, mais non pas tous. C’est un coup droit et, sans doute, la parole fut prononcée au moment précis où il s’agenouillait devant le Maître ! Pourquoi même ne pas imaginer pieusement qu’une larme tomba des yeux de Jésus sur le pied de celui qui n’était pas pur ? Obstinément, l’âme de Judas se ferme à tous les assauts de la divine pitié qui veut l’arracher à la damnation. il fait semblant de ne pas comprendre.
    Une seconde fois, Jésus essaie de l’arracher à son endurcissement. Après qu’il eut lavé les pieds des douze et qu’il se fut mis à table avec eux, il leur expliqua le sens profond de ce qu’il venait de faire. Puis, tout d’un coup, son discours prend une autre direction. Celui-là, dit-il, qui mange le pain avec Moi a levé le pied contre Moi. Je vous le dis, dès maintenant, avant que la chose n’arrive afin que, lorsqu’elle sera arrivée, vous reconnaissiez qui je suis. En cette image vigoureuse et familière, la trahison est évoquée : ce compagnon de table, qui mange le même pain que nous, notre pain, et qui sournoisement nous frappe du pied ; Judas ne peut pas ne pas comprendre qu’il s’agit de lui. Il entend, il comprend et il se tait ; il s’enracine dans sa résolution comme l’homme buté : l’argent, l’argent !
    Le repas continue. Une troisième fois, Jésus essaie de sauver Judas ; cette fois, sans réticence, ni figure, il déclare nettement : Un de vous me trahira. Effroi des douze. Jean est penché sur la poitrine du Maître ; Pierre lui fait signe de l’interroger et le disciple bien-aimé pose la question : Qui est-ce ? – Celui à qui je présenterai un morceau détrempé. Ayant trempé du pain, il le tend à Judas. L’émotion des esprits est telle que le geste divin échappe aux convives, ou bien qu’ils ne comprennent pas le sens ; pas plus, du reste, que de la phrase qui accompagna le geste : Ce que tu fais, fais-le vite. Quelques-uns pensèrent qu’il s’agissait d’un achat à faire, d’argent à donner aux pauvres ; personne ne comprit le vrai sens des paroles de Jésus.
    Sauf Judas ! Nous venons d’assister au drame tragique de l’humaine liberté plus forte que la grâce divine : Dieu en personne, Dieu en chair et en os, est en face d’un pécheur qui s’obstine à se perdre. Judas est en train de se damner. serait-ce possible puisqu’il est si près de Jésus ? D’autre part, Jésus sait tout ; il ne se peut pas qu’il ne tente pas tout pour l’arracher à l’enfer. il le fait. Précise, discrète, pénétrante, l’action du Dieu apôtre entreprend le pécheur obstiné. C’est l’agenouillement devant lui pour le lavement des pieds ; c’est l’avertissement voilé seulement pour les autres qu’il n’est pas pur ; ce sont les larmes qui coulent sur le pied du misérable ; peut-on concevoir, en pareille circonstance, plus de bonté, plus d’avance, une offre plus claire du pardon ? Tout est inutile : l’âme demeure fermée à Dieu. Dieu s’interdit de la forcer. Vient enfin l’assaut suprême au cours du repas. Peine perdue. Judas entend, sans broncher, Jésus , son Maître et son Dieu , lui demander en face : Pourquoi me trahis-tu ? Lorsqu’il lui tendait le morceau de pain, trempé dans le plat, nous sommes certains que son regard, pareil à celui qui, cette nuit-même, bouleversa Pierre renégat, essaya d’atteindre et de retourner le coeur de Judas. Judas se ferma obstinément à l’action divine. il s’était vendu à un autre, au pouvoir duquel il avait aliéné sa liberté, satan. Satan, nous dit l’Evangile, entra en lui.
    Entre Satan et Dieu, Judas librement choisit Satan : c’est le drame de toute damnation. Alors, Satan est plus fort que Dieu ? Satan n’a de force que celle que Dieu lui a donnée ; or, il a laissé à tout homme qu’il a créé libre la possibilité, s’il le veut, de lui préférer Satan. C’est toute la victoire du démon, qui laisse entière la toute-puissance divine, vengée et glorifiée par l’éternel supplice de Satan et des damnés ! (…)
    Deux pendus en même temps se balançaient, l’un près de l’autre, dans l’espace : quelque part, dans la vallée du Cédron, à l’arbre où il avait passé la corde fatale, Judas. Là-haut sur le Calvaire, Jésus . Jusqu’à la fin, il a, de son Coeur, envoyé vers le déséspéré ses grâces et ses appels, hélas ! vainement ; il voulait le sauver ; il a été sa perte : c’est le mystère de Jésus : Positus est hic in ruinam et resurrectionem multorum (Luc ii, 33).

        PRIÈRE

    O Maître divin, ce n’est pas parce que je veux éviter d’être damné que je vous sers, mais parce que je vous aime comme vous m’avez aimé : j’ai voulu cependant m’attacher à méditer la damnation de Judas pour que, si jamais l’amour en moi venait à se refroidir, je cherche sur votre Coeur l’amour qui me rendra plus fort que toutes les tentations et toutes mes propres faiblesses. Jésus , je me sens faible comme Judas ; je vous aimerai si fort que, même si je tombe, c’est Pierre que je suivrai !

L’Apostolat de la Prière
Numéro 124 – Novembre-Décembre 2017
Lettre de liaison de l’Apostolat de la Prière – Institut Mater Boni Consilii
350, route de Mouchy – 58 400 Raveau. Courriel : apostolat.priere@orange.fr

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2 thoughts on “Méditation pour le jeudi Saint : les deux Judas.

    1. J’ai lu je ne sais combien d’interprétations de « frères » (de la truelle) qui cherchent à couper les cheveux en quatre. Malheureusement pour eux la simplicité (biblique) des Évangiles laisse peu de prises à ce type de manœuvre.

      Alors Judas, qui l’avait livré, voyant qu’il était condamné, se repentit, et rapporta les trente pièces d’argent aux principaux sacrificateurs et aux anciens, en disant : « J’ai péché, en livrant le sang innocent. » Ils répondirent : « Que nous importe ? Cela te regarde. » Judas jeta les pièces d’argent dans le temple, se retira, et alla se pendre. Les principaux sacrificateurs les ramassèrent, et dirent : « Il n’est pas permis de les mettre dans le trésor sacré, puisque c’est le prix du sang. » Et, après en avoir délibéré, ils achetèrent avec cet argent le champ du potier, pour la sépulture des étrangers.

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