L’apprentissage et la methode du latin du professeur ØRBERG


AU SUJET DE LA METHODE DE LATIN DU PROFESSEUR ØRBERG (1)
(Remarques sur la didactique des langues anciennes (2))



Voilà plusieurs années que j’utilise dans mes classes de latin avec autant de joie que d’admiration les livres du professeur danois Hans Henning Ørberg ; je souhaite partager à présent ces expériences et les réflexions qu’elles m’ont inspirées afin qu’elles puissent être utiles à certains enseignants, en particulier aux plus jeunes (3).

Il est vrai que je n’ai enseigné le latin jusqu’en 2011 que dans les premières classes, celles qui vont de l’âge de 12 ans (la première année de latin en France) jusqu’à l’âge de 14 ans (4). J’ai néanmoins entendu parler des expériences de deux collègues de mon pays dans des classes de lycée (5), et ma propre expérience est assez variée maintenant pour que j’ose donner mon opinion et des conseils.

D’ailleurs, je ne m’emploie pas seulement à attester, je fais peut-être aussi une sorte de « testament » avec ce témoignage (6) ! Car en France, non seulement l’on méprise les méthodes de ce genre depuis environ vingt ans, mais nous sommes aussi un grand nombre de professeurs incapables de dire combien de temps encore nous aurons des classes de latin, à cause de la diminution continue du nombre d’élèves (7).

Les causes de cette diminution sont nombreuses. Je n’écarte pas celles que met en lumière Françoise Waquet dans sa riche histoire du latin du XVI e au XX e siècle (8). Mais ce changement institutionnel et sociologique s’explique aussi, selon moi, par le fait que la plupart des élèves, même après plusieurs années d’études, peuvent à peine lire le latin sans dictionnaire et sans d’immenses efforts.

Défaut extrêmement ennuyeux qu’aggravent encore les méthodes imposées aujourd’hui par les responsables de notre institution. Or, autant que je sache, aucune méthode ne résout mieux le problème que celle de M. Ørberg, bien qu’elle ne soit pas elle-même dénuée de ces défauts qui apparaissent au fil du temps et qui exigent des professeurs le travail qui leur revient.

Je vais donc expliquer maintenant quels sont ces défauts et surtout ces avantages, en invoquant les mânes et les enseignements d’Érasme et de Comenius, et avec l’espoir que ces observations et ces conclusions, si elles ne sont pas utiles aux concitoyens de ma génération, le seront en tout cas pour d’autres.

A – Comment j’ai découvert les manuels d’Ørberg

Ce sont les mêmes personnes qui m’ont démontré qu’on pouvait apprendre le latin comme une langue vivante et qui m’ont engagé à utiliser les manuels d’Ørberg. Le fait est que, chose étonnante, j’avais déjà enseigné le latin pendant dix ans et pourtant, je n’avais jamais soupçonné que cette langue pût être apprise comme n’importe quelle langue d’aujourd’hui : non pas en lisant simplement les textes de l’Antiquité mais en exprimant aussi le présent. Evidemment, on n’est pas conduit à une telle révolution dans son travail sans y être forcé par des événements pressants.

Pour ce qui me concerne, comme bien des collègues, j’avais toujours essayé d’utiliser la méthode d’enseignement la plus adaptée aux élèves, la plus agréable et la plus efficace. C’est pourquoi je n’obéissais plus depuis longtemps aux seuls programmes officiels qui, avec le rejet de l’ancienne et très vieille pédagogie, exigeaient que les élèves ne lussent dès le début que des textes authentiques tirés des auteurs de l’Antiquité. Je n’avais pas abandonné les vieux manuels avec lesquels j’avais appris moimême le latin et le grec.

Mais j’ai utilisé aussi les ordinateurs dès leur apparition dans nos collèges pour tirer parti des correspondances en latin (l’activité n’était pas nouvelle, le moyen seul l’était). Jusqu’au jour où je lus sur la toile que des gens se réunissaient dans le monde entier et même ici en France pour parler latin. J’avoue que je fus alors stupéfait que cela ne me fût jamais venu à l’esprit ! A cette époque, je travaillais dans un collège de la région toulousaine et j’avais compris avec une profonde tristesse que tous mes efforts n’empêcheraient pas un très grand nombre d’élèves de se détourner du latin parce que d’autres disciplines concurrentes les attiraient. Dans cette situation, j’ai vu, tant dans le latin vivant que dans l’œuvre d’Ørberg, comme l’annonce du salut !

B – Les raisons qui m’ont fait abandonner tous les autres manuels pour ceux d’Ørberg

Dès que je les ai découverts, ces livres m’ont plu, et je les ai adoptés pour les mêmes raisons que tous leurs autres lecteurs. J’ai l’habitude de comparer le professeur danois Ørberg avec l’abbé Lhomond, le célèbre maître français du XVIII e siècle. Car tous deux introduisent graduellement les élèves les plus jeunes dans la lecture cursive des auteurs latins, et tous deux ont acquis une grande et durable renommée, Lhomond en France, Ørberg dans tous les pays hormis la France !

Cependant il y a entre eux de grandes différences, en faveur d’Ørberg selon moi : Lhomond en effet, tout en soutenant les premiers pas vers les historiens latins avec un latin irréprochable et précis, en résumant l’histoire romaine, exige dès le début une certaine connaissance de la grammaire et un minimum de vocabulaire. Ørberg, lui, n’exige rien : il part d’un état de totale ignorance et n’emploie que la langue des Romains pour conduire dans un progrès continu jusqu’à la lecture de Cicéron, de César, de Virgile, etc.

Sur ce principe, Ørberg rejoint parfaitement Comenius (9). Son premier manuel (Familia Romana) et le suivant (Roma Aeterna) sont faits de telle sorte qu’on a à peine besoin d’expliquer dans notre langue le vocabulaire ou la grammaire. Bien mieux, on lit dès la première page sans effort, comme si le latin était une langue très facile. De plus, alors que Lhomond n’a ajouté aucun exercice à ses histoires, H.H. Ørberg a conçu une excellente méthode d’entraînement pour que l’élève prouve en écrivant en latin qu’il a parfaitement compris ce qu’il avait à apprendre dans chaque chapitre.

Utilisation méthodique de la langue qui est aussi le meilleur moyen pour bien mémoriser les choses. Le fait est que les élèves (je parle bien sûr de ceux qui sont assez attentifs et sérieux) n’ont jamais à apprendre par cœur le vocabulaire : ils retiennent pourtant une grande quantité de mots sans aucune difficulté puisque non seulement les mots français leur ressemblent souvent, mais en plus les mots reviennent sans cesse dans le texte, avec des variations méthodiques de leur cas, de leur nombre et de leur emploi. Il n’est pas étonnant que le professeur Ørberg ait eu besoin d’un grand nombre d’années pour parvenir à un tel degré de perfection et d’habileté, pour ce qui concerne les principes fondamentaux de son ouvrage (10).

C – L’erreur de la méthode d’enseignement grammaticale

Je l’avoue, je ne peux considérer sans un peu de compassion les élèves qui suivent la méthode grammaticale, cherchant dans chaque phrase le sujet, le verbe, les compléments, etc., pour reconstruire peu à peu le sens de la phrase. Car c’est de cette manière que les élèves restent pour ainsi dire enchaînés aux dictionnaires et aux grammaires. Ils croient pourtant, plus ou moins consciemment, que cette voie, au terme de quelques années d’effort, les conduira à la lecture cursive, puisque les professeurs le leur laissent croire.

Il y en a même qui apprécient ce jeu intellectuel, et d’autant plus que leurs maîtres font l’éloge de ses bénéfices certains. Et puis, tout pouvant être démontré avec éloquence, il se trouvera toujours des spécialistes pour écrire des livres faisant la promotion de cette méthode d’enseignement avec de très savants arguments ; ils croient d’ailleurs défendre ainsi l’enseignement du latin dans le secondaire. La dernière en date de ces publications est sans doute celle de Pierre Judet de La Combe et de Heinz Wismann qui mettent en évidence les différences entre les langues modernes, utilisées pour les communications quotidiennes, et celles de l’Antiquité, idéales pour l’étude des subtilités philologique (11).

Mais formons-nous seulement de futurs philologues dans nos classes de latin ? Ces personnes ont-elles jamais enseigné la grammaire à ces enfants qui, pour la plupart, trouvent son étude pénible, même dans leur langue (12) ? Qu’est-ce qui importe le plus ? Qu’ils comprennent mieux leur langue maternelle grâce à l’étude du latin, ou qu’ils lisent un jour avec le plus d’aisance possible les auteurs latins, de manière à pouvoir comprendre leur style et examiner les idées, les coutumes, les lois et les récits qu’ils transmettent (13) ?

Dans cette question d’abord didactique (et non philosophique) (14), il faut relire Comenius, ce génial chercheur, qui développait il y a quatre siècles déjà des arguments tirés du sens commun, et que, pour cette raison, il faut sans cesse retirer de l’oubli : « Les erreurs de la méthode commune sont au nombre de trois : I. Enseigner les langues de façon abstraite, sans connaissance préalable de la réalité. II. Commencer par l’aspect formel, c’est-à-dire par la grammaire. III. Forcer les élèves à monter sur un toit sans échelle. Cela veut dire qu’on aborde l’étude de la langue latine avec Cicéron et Virgile.

Cela montre l’absurdité de la chose » (15). A ce point du raisonnement, Comenius avance même le témoignage de Cicéron en guise d’argument d’autorité : « N’avait-il pas, autrefois, témoigné que lui-même ne pouvait pas enseigner l’art de dire à celui qui ne savait pas parler (De oratore, 3). » D’où la conclusion doublement logique de Comenius : « Enseignons d’abord à balbutier le latin, ensuite à le parler ; alors nous pourrons aller à Cicéron pour qu’il nous fasse la démonstration des procédés du dire. » (16)

Cela ne signifie pas, évidemment, que la grammaire soit totalement dénuée d’intérêt et d’utilité. Elle est même réclamée par les élèves qui en possèdent les rudiments. Or, les manuels d’Ørberg expliquent la grammaire latine, mais avec la terminologie latine qui est beaucoup plus simple que la nôtre. Le professeur peut même faire des tableaux comparant la construction des deux langues afin que celle du latin soit mémorisée plus facilement. Et il est très important que l’on récite souvent en classe non pas les règles mais les déclinaisons et les conjugaisons.

On peut même se demander si, avec la méthode Ørberg, le latin serait appris aussi facilement par des élèves n’ayant eu auparavant aucune initiation à la grammaire française. Je me souviens d’élèves qui avaient étudié le latin deux années avec la méthode officielle, alors que j’avais initié le reste de la classe avec la méthode Ørberg pendant un an (17). J’ai donc lu avec ces nouveaux élèves, durant huit semaines à raison d’une heure par semaine, les huit premiers chapitres de la méthode, soit de 40 à 50 pages écrites en latin simplifié. Pendant ce temps, mes élèves de l’année précédente révisaient les mêmes chapitres 18 .

Comme la plupart des nouveaux élèves étaient déjà bien formés et assez volontaires pour relire à la maison les chapitres lus avec moi et faire les exercices avec un grand soin, cette nouvelle classe a fourni un excellent travail toute l’année. Elle fit ensuite les délices du professeur de lycée. Ceci dit, mon premier souci n’est pas d’enseigner la grammaire mais de conduire les élèves progressivement vers une lecture cursive et agréable. Et je ne connais aucune méthode y parvenant mieux que celle d’Ørberg.
D– Première raison pour laquelle on ne devrait enseigner la langue latine qu’en latin

Il existe deux raisons pour lesquelles la méthode Ørberg économise le détour par les longues explications grammaticales et la traduction de tous les mots. L’une concerne la didactique des langues, l’autre la nature même de la langue latine.

L’enseignement de la langue se répartit entre la grammaire et le lexique. L’expérience démontre d’abord que les élèves doués pour les langues comprennent d’une manière pour ainsi dire instinctive la grammaire et le vocabulaire de chaque phrase, lorsqu’ils lisent les histoires d’Ørberg depuis le début. Le titre même de la méthode annonce ce suprême principe : « Lingua Latina per se illustrata », « Le latin illustré par lui-même », autrement dit par le contexte, ou bien l’image, si le contexte ne suffit pas. Cela est rendu possible dès les premières lignes et ensuite continuellement par le fait qu’Ørberg comme Comenius mène toujours l’apprenant vers l’inconnu à partir du connu, conformant ainsi l’enseignement à la manière dont l’esprit humain fonctionne naturellement (19).

Pour la même raison, les exercices n’exigent rien d’autre que l’usage du latin. A quoi sert en effet la langue maternelle pour compléter un texte en ajoutant les terminaisons et les mots qui manquent ? Ørberg n’a pas supprimé l’ancienne habitude d’écrire en latin (très grande erreur de la méthode officielle !) pour cette raison que dans l’apprentissage de quelque langue que ce soit, il n’y a pas de meilleur exercice que son usage, « autrement dit son imitation », comme Comenius l’enseigne aussi (20).

Mais même cela ne nécessite pas qu’on traduise les mots à partir de sa langue maternelle. Que de temps on économise ainsi ! A celui qui lit attentivement les livres de cette méthode, nul besoin de toujours passer par la langue de tous les jours et sa grammaire pour être capable de lire aisément les 4 à 8 pages de chaque chapitre, et faire correctement n’importe quel exercice.

Avec Ørberg, la traduction est une vérification, non une habitude systématique. Les mots latins sont traduits seulement à la demande du professeur et de manière improvisée, afin de vérifier la compréhension de certaines difficultés. Les élèves progressent ainsi plus vite dans la maîtrise de la langue, ce qu’ils apprécient énormément (21).

Dans l’exercice autrement dit l’imitation de n’importe quelle langue, l’élève est aidé non seulement par l’œil mais aussi par la bouche et l’oreille. Or, s’il n’est pas nécessaire d’enseigner en latin pour tirer le plus grand bénéfice de la méthode Ørberg, son auteur a tout de même conservé fort à propos dans le texte la quantité des voyelles (en signalant les longues), détail que nos manuels négligent depuis longtemps. Négligence que je comprends d’autant moins que l’accentuation latine est simple, quand on respecte la loi de la syllabe pénultième, et elle est fort utile : pour sentir la poésie latine d’une part, mais aussi apprendre plus facilement avec l’oreille les langues vivantes grâce à l’étude du latin.

Quand on n’oublie pas l’accentuation, la langue latine reste elle-même vivante et agréable à entendre. Ajoutons à cela qu’au travers de l’ouïe, sa musique peut grandement aider le cerveau à mieux mémoriser les mots, leurs terminaisons, et les patrons syntaxiques du latin.

Pour tous ces motifs, la méthode Ørberg, comme celle de n’importe quelle langue d’aujourd’hui, offre une sorte d’immersion linguistique. Voilà la première et évidente explication de ce qui la rend supérieure aux autres en efficacité, en rapidité et en plaisir.

E – Seconde raison pour laquelle on ne devrait enseigner la langue latine qu’en latin

Cette autre raison est liée à la nature des langues : le latin, comme n’importe quelle langue, est si différent de toutes les autres qu’on ne peut le comprendre facilement qu’en apprenant à sentir et à penser en latin. C’est pourquoi, outre la lecture des auteurs, il n’y a pas de meilleure façon d’apprendre que la pratique écrite voire même orale du latin, à savoir l’imitation de la langue au moyen de la plume ou même de la bouche. Pour mettre en évidence cette discordance entre les langues, comparons ainsi le latin avec le français :

1) « Le latin est pauvre, le français est riche. » Exemples : « pueri inter se juvant » / « les enfants s’aident mutuellement » ; « apta ad commovendos animos oratio » / « un discours touchant » ; « testis et spectator » / « un témoin oculaire », etc.


2) « Le latin est concret, le français est abstrait. » Exemples : « bonum » / « le bien » ; « summi oratores » / « l’élite des orateurs » ; « verissime loqui » / « dire l’exacte vérité » ; « Scipione duce » / « sous la conduite de Scipion », etc.


3) « Le latin est synthétique (et concis), le français est analytique (et précis). » Exemples : « intimus » / « un ami intime » ; « in imperio » / « quand on est au pouvoir » ; « injuria consulis » / « l’injure qu’a subie le consul » (ou « que le consul a infligée »), etc.


4) « Le latin est périodique (et ample), le français est coupé (et simple). » Exemples : « movere animos » / « émouvoir » ; « dolor animi » / « le chagrin » ; « sapienter prudenterque » / « avec une sage prudence » ; « argumenta quibus Deus esse demonstratur » / « les preuves de l’existence de Dieu » ; « urbem captam hostis diripuit » / « l’ennemi prit la ville et la pilla », etc. (22)

Il s’ensuit premièrement, si nous examinons avec Comenius les trois échelons qui mènent à la maîtrise de la langue, qu’il n’est pas nécessaire ni opportun de s’entraîner à la traduction pour elle-même avant le troisième échelon. Quels sont ces échelons ? « I – L’apprentissage des fondements de l’ensemble de la langue ; II – l’apprentissage approfondi du système ou de la structure de l’ensemble de la langue ; III – l’apprentissage final de la force et des ornements de l’ensemble de la langue » (23).

Le premier manuel d’Ørberg (Familia Romana) enseigne les fondements et la structure de la langue, à savoir les mots que Comenius appelle “premiers”, et la grammaire latine de base. L’exercice de la traduction est d’une grande utilité pour des élèves suffisamment instruits et mûrs pour lire les auteurs et la langue soutenue, et pour comparer les systèmes linguistiques.

Deuxièmement, cette description comparative de la langue latine montre clairement l’absurdité d’un enseignement mot-à-mot et membre de phrase par membre de phrase puisque, de cette manière, on ne pourra jamais parvenir à une lecture cursive. En effet, ce langage (à l’écrit) exige non seulement qu’on le comprenne par lui-même, mais aussi qu’on le perçoive par un regard qui embrasse les mots. C’est ce que visait à juste titre l’ancienne méthode avec les exercices qu’on appelait « boule de neige ». La méthode Ørberg, du premier au dernier mot, enseigne la même chose de manière systématique.

F – L’imperfection de n’importe quelle méthode, même de celle d’Ørberg

Pourtant, nous ne perdons pas de vue le fait qu’aucune méthode n’est parfaite – quand bien même elle serait excellente en elle-même – si elle n’est pas bien adaptée aux élèves et aux « bons » élèves.

Que veut dire « aux bons élèves » ? Je me souviens de cette élève de première année (24) à qui j’avais longuement expliqué la grammaire en tête-à-tête et qui, malgré cela, ne pouvait comprendre une phrase comme « Julius in villa sua habitat cum magna familia ». Je me souviens encore de cette autre élève de troisième année qui, après deux années de latin (avec la méthode classique, comme on dit), ne savait pas traduire correctement du premier coup « Marcus unam sororem habet » ; inutile de dire que l’une et l’autre phrase avaient un sens limpide pour les autres.

Que faut-il donc faire avec des intelligences atteignant sur ce point leurs limites pour Dieu sait quelles raisons, si ce n’est renoncer à offrir des cours et à demander des activités en rapport avec la langue elle-même (25) ?

Autant que je sache, quelle que soit la méthode employée par l’enseignant, il n’est pas donné à tout le monde d’apprendre sérieusement le latin, et jusqu’au même niveau. Or, on a décidé en France que les élèves devaient librement choisir entre plusieurs options. D’où vient que le latin n’est plus considéré comme une matière très importante par beaucoup de parents et d’élèves. Dans les collèges, où passent obligatoirement tous les enfants, les inspecteurs demandent même que les cours de latin soient accessibles aux plus faibles. Ceux qui maîtrisent à peine leur langue maternelle (ne parlons pas des langues étrangères !) y trouveront, disent-ils, une certaine aide (ils appellent cela le « latin thérapeutique »). J’ai moi-même obtenu parfois de très mauvais résultats, quelle qu’en soit la raison, en employant la méthode Ørberg en même temps que le latin vivant.

Je n’accuserai pas l’époque et les mentalités nouvelles, et ce n’est pas non plus que nos élèves soient plus paresseux ou plus faibles que ceux d’avant. Mais il est certain qu’en France comme en Croatie, en Allemagne comme en Espagne, les élèves n’ont pas tous la même maturité et ne peuvent, dans une même classe d’âge, estimer, aimer et comprendre les disciplines littéraires avec les mêmes possibilités (26).

Que signifie une méthode « bien adaptée aux élèves » ? En didactique, la perfection réside moins dans les outils que dans l’art avec lequel l’enseignant, le plus souvent possible, supprime l’ennui et rend ses cours plutôt agréables et intéressants pour l’élève.

La perfection est dans la vie, et elle seule. Et il n’y a pas de vie là où il n’y a pas d’amour, d’abord entre le maître et l’élève, ensuite entre eux et leurs outils de travail 27 . Il convient par conséquent de ne pas employer la méthode Ørberg de la même façon avec tous les élèves, afin d’accroître sa réussite. Il y a essentiellement deux conditions, qu’il nous faut maintenant développer, pour éviter que cette méthode, malgré son excellence, ne devienne aussi ennuyeuse et pesante que les autres, même pour des élèves volontaires.

G – Les conditions d’une meilleure réussite dans l’utilisation de la méthode Ørberg

L’âge des élèves est très important : plus ils sont jeunes, plus ils apprécient les premiers chapitres dans lesquels une histoire fictive raconte la vie d’une famille romaine. Il se trouve qu’en France, où l’on commence habituellement le latin à l’âge de 12 ans, le premier manuel intitulé Familia Romana est parfaitement adapté. En effet, lorsque les collégiens l’auront étudié à fond pendant trois années, la fin du livre coïncidera avec l’entrée au lycée où la lecture du second livre est tout à fait indiquée.

Ce second volume exige en effet un très bon niveau, une maturité plus grande, et il contient un grand nombre d’écrits de l’Antiquité plus ou moins adaptés. Que faire alors du premier livre avec de grands adolescents ou même des étudiants ? On peut observer que les histoires simples du premier volume lassent assez vite les adolescents alors que les adultes les aiment pour la facilité avec laquelle ils progressent dans la langue. L’esprit des adolescents recherchera un contenu riche du point de vue du style et des idées.

Il conviendrait donc de ne pas consacrer toutes leurs heures de cours à cette méthode. Qui plus est, si beaucoup d’élèves ont un niveau déplorable en langue latine, ils sont cependant bien formés à la littérature française, au point de suivre sans difficulté des cours d’un niveau équivalent en latin. On peut même dire qu’ils sont d’autant plus intéressés par les cours de latin qu’ils y acquièrent une plus grande culture tant littéraire que philosophique. Le temps des lettres a succédé à celui des jeux. Pour ces raisons, il est grandement recommandé, au moins au lycée, de lire des auteurs en même temps que le manuel d’Ørberg (je parle bien sûr du premier).

La variété est elle aussi très importante, en particulier avec les plus jeunes. Selon l’adage d’Érasme, « nihil suave quod perpetuum », « les bonnes choses ont une fin » (28).

– Pour cette raison, premièrement, il ne faut pas faire faire tous les exercices ajoutés à chaque chapitre. En ce qui me concerne, je ne demande pas toujours aux élèves et le A et le B et le C (29). Je réserve parfois le « pensum » C pour les heures de cours afin de réviser le chapitre en parlant en latin. Dans le petit livre intitulé Exercitia Latina, on trouve un grand nombre d’exercices supplémentaires que les élèves doivent faire pour bien repérer et apprendre non seulement le vocabulaire et la grammaire, mais aussi certains latinismes (par exemple « esse + dat. », « eius / suus, a, um », etc.).

Pour autant, lire et corriger tous les exercices ou bien toutes les phrases des exercices serait pour les élèves ennuyeux et peu utile. Il y a même un troisième livre complétant la méthode, Colloquia Personarum dont je n’utilise que quelquesuns des dialogues et en guise de contrôle, en demandant aux élèves de traduire sans dictionnaire leur première page, et de lire librement les suivantes.

– Deuxièmement, il faut mêler à ces lectures et à ces exercices des activités reposantes par lesquelles les élèves seront même encore plus imprégnés de ce qu’ils étudient. C’est ainsi que j’ajoute une autre activité à la lecture de chaque chapitre : des discussions en latin avec et sur les élèves, des échanges de courriers avec des latinistes de leur âge, français ou étrangers, des diapositives ou des films avec des commentaires en latin, la lecture de l’amusant livre édité par Usborne, Le latin pour débutants, l’étude des bandes-dessinées d’Astérix traduites en latin, des jeux variés (le Cluedo pour réviser les compléments de lieu ou le jeu très populaire en France des 7 familles, idéal pour réviser le vocatif, l’accusatif et le génitif !), enfin l’écoute de chants en latin anciens ou modernes, pour ne citer que quelques exemples. Dans cette partie de mon enseignement, je tente de concrétiser les conseils des anciens Jésuites et de Comenius (30).

– Pour finir, comme je l’ai déjà dit, je n’oublie pas de faire lire et analyser, conformément aux programmes officiels, des extraits d’auteurs plus ou moins abrégés (31). Il y en a beaucoup que même des débutants peuvent lire, surtout si nous ne limitons pas la latinité à l’Antiquité. Bien sûr, celle de Cicéron en prose et de Virgile en poésie reste la référence au regard de laquelle on juge mieux de tous les autres styles. Mais quelle que soit l’œuvre donnée en lecture, il convient de l’adapter à l’âge, aux capacités, aux connaissances des élèves et aussi au temps imparti au latin. Il n’est pas nécessaire que nous en venions dès le début aux plus grands auteurs.

Apprend-on l’anglais en lisant de suite Shakespeare ? Si nous voulons des textes authentiques, nous en trouverons à toutes les époques. J’ai d’ailleurs remarqué avec plaisir que, depuis peu, ces sources plus récentes et souvent plus faciles à lire sont prudemment mais clairement reprises et mises en avant par les enseignants et les inspecteurs.

Moi-même, dès que j’en aurai le temps, je partagerai volontiers sur internet ma propre série de textes complémentaires. J’ai en effet commencé à collecter des textes « authentiques » adaptés à chaque chapitre de Familia Romana, des textes de l’Antiquité en même temps que d’époques plus récentes, et qui présentent entre eux une cohérence systématique permettant d’étudier les façons de vivre, les idées, les arts et l’histoire du passé. Mais ce sont les choses que chaque enseignant imagine et fait par lui-même qui sont les plus efficaces. Il va sans dire que si l’œuvre du professeur Ørberg est achevée et parfaite en ellemême, la nôtre n’aura pas de fin !

Que conclure sur l’efficacité des manuels d’Ørberg aujourd’hui et demain ? Je ne sais si Françoise Waquet a totalement raison de conclure son excellent livre (32) en affirmant que le latin est mort dans les années 60 du siècle dernier parce qu’il ne signifiait plus rien pour nos contemporains ; elle fait cette conclusion en critiquant l’enseignement actuel du latin ; il faut, dit-elle, non pas l’enseigner mal à beaucoup mais bien à un petit nombre de futurs spécialistes, en utilisant des textes tirés de toute la latinité. Je suis en tout cas d’accord avec elle quand elle affirme que « l’objectif premier de la pédagogie du latin » devrait être de « donner les moyens de parvenir à une lecture cursive » (33).

Dans tous les cas, on demande déjà plus de travail et dans un délai plus court à ceux qui étudient le latin au lycée et à l’université. Dans cet enseignement renouvelé, l’œuvre du professeur Ørberg peut toujours être d’une très grande efficacité. Car l’expérience prouve que cette méthode est beaucoup plus efficace que la seule lecture des textes authentiques (34) ; avec celle-ci en effet, il faut mémoriser très vite le vocabulaire et la grammaire, et on ne les révise pas selon un entraînement systématique aussi bien conçu. Avec Ørberg, on apprend non seulement beaucoup mieux et facilement mais aussi beaucoup plus vite. La raison me semble claire : quoi qu’en pensent certains spécialistes, toutes les langues, « mortes » ou vivantes, s’apprennent bien selon les mêmes principes adaptés au cerveau humain.

Bien sûr, cette méthode d’enseignement sera considérée comme quelque chose d’extraordinaire et d’à peine croyable par la plupart des enseignants qui ont eux-mêmes appris le latin depuis longtemps d’une seule autre manière. En abandonnant l’habitude d’écrire ou même de parler en latin, les professeurs ont cru gagner du temps. Mais en vérité que de temps ils perdent !

Qui nierait le faible niveau de bien des latinistes du second degré aujourd’hui en France en ce qui concerne la compréhension de l’écrit ? Je témoigne moi-même qu’en employant cette méthode, les enseignants rendraient plus sûres leurs propres compétences. Avant d’utiliser les manuels d’Ørberg et d’enseigner en latin (ce qui ne demande pas une intelligence remarquable mais du travail) (35) , je n’aurais jamais pu faire la lecture quasiment cursive de tant de pages de Cicéron et de bien d’autres auteurs.

Cependant, afin que la méthode Ørberg ne semble pas elle-même fastidieuse au fil de l’année à beaucoup d’élèves, surtout parmi les plus jeunes, chaque enseignant doit imaginer sa propre méthode pédagogique, autour des dialogues, des histoires et des exercices de cette méthode. Même les meilleurs élèves peuvent se lasser si l’on ne dissipe pas de temps en temps la lassitude par la variété, et le sérieux par le jeu. C’est évidemment ma propre manière d’enseigner que j’ai exposée, et bien entendu, je l’adapte aux élèves, et je la modifie en temps voulu.

J’ai seulement souhaité donner un exemple. L’œuvre du professeur Ørberg est ellemême un modèle, excellent certes, mais perfectible. La nature, la sagesse et la raison imposent à toutes choses qu’elles changent au cours des âges. Cela n’apparaît pas plus clairement que dans notre débat sur les textes latins « authentiques » ou « adaptés ». En France, ceux-ci ont été trop vite critiqués et supprimés de tous les manuels scolaires. Ceux-là cependant ont été selon moi introduits avec quelque raison dès les premiers cours. Mais n’en exigeons pas trop de la part des élèves qui ne sont pas assez mûrs !

Avec les débutants les plus jeunes, il ne faut pas lire les extraits des écrivains antiques pour parler de leur style ou de grammaire, mais pour qu’ils puissent juger de leur connaissance de la langue et étudier la civilisation de l’Antiquité romaine et de tous les âges où les hommes ont écrit en latin. Or, sur la civilisation romaine, les histoires imaginaires de Familia Romana (le premier volume d’Ørberg) sont très pauvres, puisqu’elles privilégient un apprentissage rationnel et ordonné du vocabulaire et de la grammaire. Cela est évident pour les élèves plus âgés à qui l’étude de la langue ne suffit pas.

Cela exige aussi du maître qu’il puise dans le très riche patrimoine des lettres latines des extraits adaptés non seulement aux programmes officiels mais aussi à la méthode Ørberg, et aux connaissances des élèves. Je sais que cela est possible. Sur le latin vivant qui ne peut pas trouver méthode plus complémentaire et qui améliore encore ses résultats, j’ai donné ici très peu de précisions. Mais les remarques qui viennent d’être faites montrent suffisamment que les œuvres d’Ørberg sont et seront toujours d’une grande valeur et d’une grande utilité, en tant que fondements d’un enseignement qu’il appartient à la communauté et à la collaboration des professeurs de tous pays d’améliorer continuellement (36).

Olivier Rimbault
Équipe d’Accueil n° 2983 – V.E.C.T. :
Voyages, Échanges, Confrontations, Transformations :
Parcours méditerranéens de l’espace, du texte et de l’image
Université de Perpignan

(1) Traduction en français (légèrement corrigée et enrichie de notes importantes) d’un article écrit par l’auteur en latin en 2008 pour l’essentiel, « De ratione et via Professoris Orberg ad sermonem Latinum discendum », et publié dans Vox Latina, tomus 48, fasc. 187, Saarbrücken, Universität des Saarlandes, 2012, p. 61-74. Pour une présentation succincte de la vie et de l’œuvre de H. H. Ørberg, cf. ci-dessous note 10.

(2) Les remarques que nous ferons sur le latin valent fondamentalement pour le grec. Même si cela peut paraître étrange et hors-de-portée, certains professeurs recourent encore à l’usage oral d’un attique ou d’une koïné reconstituée, et sans aller nécessairement jusque là, les partisans d’Ørberg louent et utilisent pour la plupart la méthode de grec Athenaze (Balme, Lawall, Miraglia) qui aborde la langue selon les mêmes principes didactiques et redonne au thème la place qu’il a perdue dans l’enseignement actuel (cf. O. Rimbault, L’avenir des langues anciennes. Repenser les humanités classiques, Préface de Joël Thomas, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan [Coll. Etudes], 2011, p. 52 n. 13, 80-81, 90, 127).

(3) Je ne suis ni le seul à utiliser en France la méthode Ørberg, ni le premier à partager cette expérience pédagogique (cf. le témoignage et les réflexions de Claude Aziza, Maître de conférences honoraire de langue et littérature latines à la Sorbonne Nouvelle (Paris III), rapportés et commentés dans l’annexe 1).

(4) Ce à quoi il faut ajouter depuis 2008 des cours particuliers à des adultes dont le plus âgé avait 86 ans, et les cours de latin des étudiants de lettres en Licence 1 à l’Université de Perpignan (UPVD) en 2011-2012, avec d’excellents résultats.

(5) Dominique Viain, au lycée d’Étampes (91), et Catherine Jaffrennou, au lycée de Céret (66). Cette dernière reconnaîtra ses judicieuses critiques dans la dernière partie (G) du présent article.

(6) Traduction approximative d’un jeu de mots dans l’article en latin (« testimonium… testamentum »).

(7) Diminution encore très lente en collège, mais très marquée au lycée et à l’université où les sections de lettres classiques ont même commencé à fermer dans plusieurs facultés de province (sur ce phénomène dans l’enseignement secondaire, cf. Rimbault (O.), L’avenir des langues anciennes…, p. 22 et 42).

(8) Waquet (Françoise), Le latin ou l’empire d’un signe (XVI e – XX e siècle), Paris, Albin Michel, 1998.

(9) Cf. Comenius (Jan Amos), Novissima linguarum methodus (La toute nouvelle méthode des langues) (1648), trad. fr. par Honoré Jean, sous la dir. de G. Bibeau, J. Caravolas et C. Le Brun-Gouanvic, Genève-Paris, Droz [Langues et cultures 37], 2005, Praefatio, 27, p. 30 : « Omnium enim particularium gradatio tam commode erit, ut aliud ab alio nusquam impediri, alia aliis ubique juvari ; antecedentia omnia sequentibus parare gradum, sequentia vero omnia antegressis addere robur, necesse habeant » : « En effet, la gradation de tous les éléments [enseignés] sera si bien adaptée que rien ne sera jamais un obstacle pour quoi que ce soit d’autre, que chaque élément viendra en aide à un autre partout, que ceux qui précèdent devront nécessairement préparer la voie à ceux qui suivent et tous ceux qui suivent devront nécessairement renforcer ceux qui précèdent » (trad. personnelle).

(10) Hans Henning Ørberg, né en 1920, est mort en 2010. Après des études d’anglais, de français et de latin à l’Université de Copenhague, il commença à enseigner ces langues dans divers établissements de son pays en 1946. De 1953 à 1961, à Copenhague, au sein du Naturmetodens Sproginstitut (Institut pour le développement de la méthode naturelle dans l’apprentissage des langues), il est chargé de concevoir une nouvelle méthode de latin. Méthode dont la première édition parut en 1955. Il acheva en 1990-1991 la nouvelle édition en deux volumes intitulée Lingua Latina per se illustrata. Depuis cette époque jusqu’à aujourd’hui, le professeur Ørberg a publié des extraits d’œuvres antiques avec des annotations conformes à sa méthode. Invité dans de nombreux pays, il voyagea, malgré son âge avancé, afin de promouvoir son œuvre. Sa méthode a des points communs si étonnants avec celle de J. A. Comenius que j’aurais eu du mal à croire que l’un n’ait pas fait siens les principes de l’autre, si je n’avais pensé que le sens commun est la sagesse la mieux partagée du monde. Mais j’ai posé la question directement au pédagogue danois, qui m’a courtoisement répondu, deux ans avant sa mort. Sa réponse prouve qu’il s’inscrivait dans la chaîne des latinistes qui tentaient d’enseigner le latin comme une langue vivante depuis la Renaissance, chaîne dont l’Anglais W.H.D. Rouse fut l’un des principaux représentants au XX e siècle (cf. annexe 3).

(11) Judet de La Combe (P.) et Wismann (H.), L’avenir des langues. Repenser les humanités, Paris, Les Éditions du Cerf, 2004. Nous avons répondu à leurs arguments dans notre Avenir des langues anciennes.

(12) On peut faire un parallèle éloquent avec la musique : initier à celle-ci par le solfège seulement et sans l’apprentissage immédiat d’un instrument en parallèle est une méthode peu fructueuse, tant en termes de résultats que de motivation.

(13) Les tenants de la méthode grammaticale mettent le développement de l’esprit critique au-dessus de tous les autres fruits de l’instruction, quel qu’en soit l’objet ou le champ d’étude. Leur seconde erreur selon nous est d’oublier que l’on développe aussi bien cet esprit critique par la lecture commentée des textes, qui venait dans un deuxième temps, avant la réforme des « textes authentiques ».

(14) Ou, si l’on préfère, aussi didactique que philosophique.

(15) Comenius (J. A.), Novissima linguarum methodus…, VII, 8-15 : « Errores vulgatae Methodi tres : I. Quod Linguas doceat abstracte, sine praevia Rerum cognitione. II. Quod incipiat a formali, h.e. a Grammatica. III. Quod scandere fastigia sine praestructis scalis cogat. Id est, Latinitatis studium ordiri a Cicerone, et Virgilio. Cujus rei absurditas ostenditur » (traduction d’H. Jean légèrement modifiée, éd. Droz p.122-125 [= capitula]).

(16) Ibid., VII, 22-23 (éd. Droz p. 129) : « Discamus primo Latine balbutire ; tum loqui ; tandem Ciceronem, ut nobis dicendi quoque commonstret artificia, adibimus » (trad. personnelle).

(17) Les deux groupes formèrent ma nouvelle classe de troisième (la dernière année avant le lycée en France).

(18) Pour cela, non seulement la documentaliste du collège nous avait accueillis pour que les deux groupes pussent travailler tranquillement dans deux endroits distincts, mais je donnais aussi à lire à mes anciens élèves des pages du petit livre d’Ørberg intitulé Colloquia Personarum, avec les questions que j’avais rédigées (en latin bien sûr).

(19) Comenius a eu en son temps les mêmes remarquables intuitions, mises en lumière par les sciences modernes, en y étant conduit en partie par la philosophie de Platon (cf. surtout le chapitre X de sa Novissima linguarum methodus).

(20) Cf. Ibid., X, 26 (éd. Droz p.170). Dans chacun des chapitres du manuel d’Ørberg, on reconnaît l’ordre enseigné par Comenius : “Exempla” (c’est l’histoire lue dans Ørberg en lecture cursive), “praecepta” (« grammatica » chez Ørberg, les points grammaticaux du chapitre, exposés en latin à la suite du récit avec beaucoup de simplicité), “imitatio” sive “usus” (les « pensum A, B, C » d’Ørberg et tous les autres exercices disponibles dans le livret d’exercices complémentaires, Exercitia Latina).

(21) Sur l’importance d’un rythme rapide (“celeritas”) dans l’étude, cf. les sages avertissements de Comenius luimême (cf. Novissima linguarum methodus…, X, 132-133, éd. Droz p. 233-234).

(22) Il est évident que ces quatre caractéristiques de la langue latine sont étroitement liées et sont des généralités. Cette comparaison entre les deux langues n’est pas de moi mais on la trouve dans la méthode de latin que Paul Crouzet et Georges Berthet, de l’Ecole Normale Supérieure, ont publiée au début du 20 e siècle, en un temps où tous les élèves s’entraînaient au thème autant qu’à la version : Cours P. Crouzet, Méthode Latine et Exercices Illustrés, classes de 4e et 3 e , Toulouse, éd. Privat / Paris, éd. Didier, 1907. Cette méthode est fondée toute entière sur ces quatre différences, et elle les montre pour chaque partie du discours (chaque classe grammaticale comme on dit maintenant), avec de très nombreux exemples.

(23) Novissima linguarum methodus…, XI, 17 (éd. Droz p.261) : « I. Linguae totius FUNDAMENTA ediscere. II. Linguae totius FABRICAM, seu structuram, perdiscere. III. Linguae totius ROBUR et ORNAMENTA addiscere » (trad. personnelle).

(24) De cinquième, donc (12 ans).

(25) Un grand nombre de professeurs de collège reconnaissent pratiquer à des degrés divers ce renoncement, alors que les limites cognitives de leurs élèves ne sont pas seules en cause, ou même en cause tout court : la méthode l’est bien plus, ainsi que l’abandon fréquent d’une pédagogie différenciée aussi par les exigences et les objectifs professoraux, au sein du « collège unique ».

(26) Nous devons donc adapter nos méthodes et nos objectifs à nos élèves (cf. les lignes qui suivent), ce qui est bien normal puisque nous sommes à leur service (l’enseignement est en ce sens un ministère). La question se pose cependant du « sacrifice » que l’on doit faire parfois des connaissances et des joies intellectuelles que pourraient obtenir certains élèves, quand ils se retrouvent minoritaires dans la classe. On peut transmettre la culture au plus grand nombre par l’enseignement du français et d’autres disciplines, sans prétendre sauver le latin ou le grec en « remplissant » les classes (ce qui, à en juger par les chiffres du lycée et des sections universitaires de lettres classiques, n’a jamais eu d’effet sur le rayonnement de ces disciplines). Jan Amos Comenius faisait les mêmes mises en garde en 1648 : « XX. Doceri impotentem, non docebis. (ex.gr. Caecum Opticam ; Surdum Musicam (…), etc. Impossibile enim.) XXI. Doceri immaturum aegre docebis. (Ex.gr. Puerum infantem Grammatice loqui, Musice canere, Perspectiva uti, etc. XXII. Doceri incuriosum, frustra docebis ; ni prius discendi avidum reddideris » ; « XX. N’enseigne pas à celui qui est dans l’incapacité de recevoir l’enseignement. (Par exemple, n’enseigne pas l’optique à un aveugle, la musique à un sourd (…), etc. Ce sont là des choses impossibles.) XXI. Il te sera pénible d’enseigner à quelqu’un qui n’est pas prêt à apprendre. (Par exemple, parler de grammaire à un enfant qui n’a pas atteint le stade de la parole, lui apprendre à chanter harmonieusement, à faire usage de la perspective, etc. XXII. C’est en vain que tu enseigneras à celui qui n’en a pas la curiosité. Il te faudra d’abord le rendre désireux d’apprendre » (Novissima linguarum methodus…, X, 15, trad. Honoré Jean, éd. Droz p.164-165). Il est amusant de constater qu’à toutes les époques, on a déploré les problèmes rencontrés dans les classes, qu’ils aient été imputés aux élèves, aux maîtres ou aux programmes. Outre Comenius (qui, plus qu’aucun autre, a tenté de comprendre ces problèmes et d’y remédier – cf. Ibid., chap.VII et VIII mais aussi Didactica Magna, XI), qu’on relise Érasme, Stultitiae Laus, XLIX (1511), Saint Augustin, Confessiones I, 9-10 et V, 8-12 (vers 400), Pétrone, Satyricon, 1 (Ier s.), Tacite, Dialogus de oratoribus, 34 (Ier s.), Platon, De Republica, VIII, 562-563 (vers 375 av. J.C.), etc.

(27) Comenius le rappelle en ces termes : « XIV. Docens et discens relata sunt : a docendi actu neuter abesse potest. XV. Docentis et discentis copula, est ipsa ab altero in alterum transfluens doctrina. XVI. Docens bonus, Discens bonus, Doctrina bona, scientiam potenter multiplicant. » ; « XIV. L’enseignant et l’apprenant sont en relation : ni l’un ni l’autre ne peut s’absenter de l’acte d’enseigner. XV. Le lien enseignant / apprenant, c’est le passage même de l’enseignement de l’un à l’autre. XVI. Un bon enseignant, un bon apprenant, un bon enseignement décuplent puissamment la connaissance » (trad. personnelle). Une qualité est donc requise aussi chez l’enseignant, qualité que Comenius appelle « doctivitas », « l’aptitude à enseigner » : « qu’il sache, qu’il puisse, qu’il veuille enseigner ». Je ne peux pas ne pas répéter les excellents propos qui suivent : « Hoc est, ut (1) quod alios docere debet, ipse sciat : quod namque parum novit, nemo docere potest. (2) ut quod ipse scit, alios docere possit (h.e. sit didacticus, sciatque ignorantes patienter ferre, ignorantiam vero ipsam potenter pellere, etc.) Denique (3) ut quod scit et potest, velit etiam, h.e. sit gnavus ac diligens, alios in lucem, qua gaudet ipse, promovere gestiens » ; autrement dit « (1) qu’il connaisse lui-même ce qu’il a à enseigner aux autres. Personne ne peut en effet enseigner ce qu’il ne connaît pas suffisamment. (2) L’enseignant a encore besoin de pouvoir enseigner aux autres ce qu’il connaît lui-même (c’est-à-dire qu’il doit être pédagogue, qu’il doit pouvoir supporter avec patience ceux qui sont dans l’ignorance et chasser avec force l’ignorance elle-même, etc.). Enfin, (3) l’enseignant a besoin de vouloir enseigner ce qu’il sait et ce qu’il peut enseigner, c’est-à-dire qu’il doit être actif et passionné. Que par son enthousiasme il fasse avancer les autres dans la lumière pour laquelle il éprouve lui-même une joie intérieure » (Novissima linguarum methodus, X, 14, trad. Honoré Jean, éd. Droz p.163).

(28) Familiarum colloquiorum formulae, III, 3.

(29) Chaque chapitre des deux manuels principaux d’Ørberg se conclut par trois exercices : dans le A, l’élève doit compléter les terminaisons des mots ; dans le B, il doit ajouter les mots nouveaux du chapitre ; dans le C, il doit composer des phrases.

(30) Cf. ci-après l’annexe 4.

(31) Abrégés, et non pas adaptés, en faisant apparaître en gras les mots que les élèves peuvent déjà comprendre.

(32) Le latin ou l’empire d’un signe (XVI e – XX e siècle), Paris, Albin Michel, 1998.

(33) Ibid., p. 321 : « L’épuisement dont mourut le latin dans les années 60 de notre siècle n’était point celui de la langue. Le latin a disparu parce qu’il ne voulait plus rien dire pour le monde contemporain » ; p. 322323 : « Alors que l’on ne saurait se contenter pleinement d’une réduction du latin à des éléments de décor, alors que le rejet de son étude comme la restauration à l’identique nous paraissent également excessifs, on proposera une quatrième possibilité qui va à l’encontre de ce que la tradition pédagogique a soutenu : le latin comme langue et son étude comme spécialité […]. L’étude de cette langue – morte – ne saurait être ce travail d’anatomie conduit sur un cadavre qui fut celui de la pédagogie du latin jusque dans les années 1960 et encore moins cette teinture que l’on donne aujourd’hui dans le cadre d’une option. A ce point, nous ferons nôtre l’opinion énoncée dans un manuel classique des universités italiennes : « Le latin se sauvera non en le faisant étudier mal à beaucoup, mais bien à un petit nombre. Autrement dit, réservons l’étude du latin aux professionnels de la culture humanistico-littéraire ». Et la formation […] nécessairement longue de ces futurs spécialistes se fondera de façon privilégiée sur « les textes, tirés de toute la latinité, mais aussi, avec discernement du Moyen Age et de l’époque humaniste ». Donner les moyens de parvenir à une lecture cursive, tel devrait être l’objectif premier de la pédagogie du latin » (C’est nous qui soulignons en italiques). ui34 Et même plus efficace que ces petites lectures quotidiennes que recommandent les professeurs de l’enseignement supérieur en France et qu’ils appellent « petit latin » ou « petit grec ». 35 Travail ô combien difficile parfois, je le concède, dans les conditions actuelles du métier d’enseignant dans de nombreux établissements du second degré.

– Annexe 1 : Témoignage et réflexions de Claude Aziza sur la méthode Ørberg (37).

Avant de devenir Maître de conférences honoraire de langue et littérature latines à la Sorbonne Nouvelle (Paris III), Claude Aziza expérimenta en tant que professeur de collège cette nouvelle méthode autour de 1970. Il raconte encore avec amusement qu’il envoyait grâce à elle à l’examen de latin du BEPC de l’époque des élèves n’ayant jamais fait de traduction à proprement parler, et qui obtenaient cependant les meilleures notes. On rêve de retrouver aujourd’hui en France la liberté et l’ouverture pédagogiques de cette époque-là. Claude Aziza me confia aussi la raison pour laquelle, selon lui, Ørberg fut rapidement oublié en France : sa méthode était associée à la pratique du « latin vivant » (ce qu’elle n’était d’ailleurs pas nécessairement dans l’esprit du pédagogue danois, qui écrivait le latin mais ne le parlait pas). Or, selon l’universitaire, un grand nombre de défenseurs du latin vivant peu avant et peu après mai 68 partageaient la conception que l’extrême-droite se faisait de la culture nationale ou européenne. On pourra nous faire remarquer qu’aujourd’hui même, la diffusion des ouvrages d’Ørberg est assurée en France en grande partie par Clovis, un éditeurdiffuseur fondé par un prêtre de la Fraternité Saint Pie X, Philippe Toulza. J’ignore quelles étaient les opinions religieuses et politiques de Hans Ørberg. Je sais seulement qu’il expédiait encore lui-même ses livres en France, malgré son âge et son travail, en 2002, date à laquelle il a confié cette tâche fastidieuse à Clovis parce qu’un professeur assurant des cours de latin à l’Institut universitaire Saint Pie X à Paris, et fervent défenseur du latin vivant, fut le premier à se préoccuper du problème de l’importation de cette méthode. Avant même de recueillir le témoignage de Claude Aziza, et à la suite de Heinz Wismann et de Pierre Judet de La Combe, j’avais déjà répondu à ce type d’interrogation, qui a pu être un alibi pour escamoter le débat pédagogique, et qui cache de fait un débat philosophique (avant d’être politique) beaucoup plus profond (38).

(36) Louable ambition à laquelle nous invite Comenius lui-même : « Inventiones bonae melioribus superinventionibus perficiendae » ; « Les bonnes inventions doivent être perfectionnées par d’autres qui sont encore meilleures » (Novissima linguarum methodus, Praefatio, 23, trad. Honoré Jean, éd. Droz p. 27). En France, un universitaire de Pau qui loue Ørberg, Claude Fiévet, et qui a d’ailleurs, comme Claude Aziza, enseigné dans le secondaire avant de former des étudiants, a concrétisé cette ambition en mettant au point sa propre méthode de latin, appelée « audio-orale », et reprise depuis son départ à la retraite en 2004 par son ancienne étudiante Julie Gallego – cf. Fiévet (C.), Manuel de latin audio-oral, Université de Pau et des pays de l’Adour, 1999 (4 e éd.) ; Gallego (J.), « Enseigner le latin autrement: la méthode audio-orale », dans Langues anciennes, langues modernes. Refonder l’enseignement du latin et du grec (actes du colloque organisé du 31 janvier au 1 er février 2012 à Paris (lycée Louis-le-Grand), par le ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse et de la vie associative), à paraître aux éditions CNDP – Armand Colin en 2012.
(37) Témoignage et réflexions recueillis par l’auteur lors de la seconde « Journée péplum » organisée à Nîmes le 31 mars 2012 par l’association Carpefeuch.
(38) Cf. Rimbault (O.), L’avenir des langues anciennes…, p. 97, sqq. Comme Claude Aziza le confirmait lui-même, en évoquant les débats parlementaires de ces années-là, il y a toujours eu une interprétation politique des lettres latines et de leur enseignement, « à droite » comme « à gauche ». Luciano Canfora a beaucoup écrit sur cette histoire, qui remonte… à l’Antiquité (cf. en particulier Ideologie del classicismo, Torino, Einaudi, 1980).

– Annexe 2 : Sites internet consacrés à la méthode Ørberg.

La Maison d’édition créée par H.H. Ørberg pour la présentation et la vente de ses manuels a un site internet, qui existait déjà avant sa mort :
http://www.lingua-latina.dk/
Plusieurs sites à travers le monde permettent de se convaincre de sa renommée et de son succès (39) :
http://www.culturaclasica.com/lingualatina/index.htm (en Espagne)
http://xoomer.alice.it/strocc/index.html (en Italie)
http://www.vivariumnovum.it/ (en Italie)
http://users.skynet.be/Melissalatina/ (en Belgique)
http://focusbookstore.com/lingualatina.aspx (en Amérique du Nord)
http://circulus.xf.cz/www/ (en Tchéquie)
Ses livres (maintenant édités aussi sous forme de cédéroms) sont importés en France et vendus par plusieurs sociétés (Picard, Clovis, Amazon).

– Annexe 3 : Courriel envoyé à l’auteur par H. H. Ørberg (le 19/04/2008).

« Ioannes Orberg Olivario Rimbault salutem, […]
Quod me interrogas in quibus auctoribus vel principiis opus meum nixum sit, difficile est respondere. Mihi institutionem Latinam conscribenti notus erat Comenii Orbis pictus, nec vero noveram principia didactica quae ille in aliis libris suis, ut in Novissima linguarum methodo, exponit. Me stimulabat methodus illa ‘directa’ qua iam diu utebantur plerique magistri linguarum modernarum (quam popularis meus Arthur M. Jensen ‘naturae methodum´ appellavit). Maxime vero incitatus sum a quibusdam magistris Britannis qui ineunte saeculo XX linguam Latinam methodo ‘directa’ docere experiebantur (W.H.D. Rouse: Latin on the Direct Method). […].
Cura ut valeas ! Datum Grenaa a. d. XIII kal. Mai. ann. MMVIII. Hans Orberg / Ioannes Montaurius »

« Hans Ørberg à Olivier Rimbault. […]
Pour ce qui concerne votre question des auteurs ou des principes sur lesquels mon œuvre se serait appuyée, il m’est difficile de répondre. En tant qu’auteur d’une méthode de latin, je connaissais l’Orbis pictus de Comenius, mais j’ignorais les principes didactiques qu’il expose dans ses autres ouvrages, comme dans sa Novissima linguarum methodus. J’étais aiguillonné par la méthode « directe » qu’utilisaient depuis longtemps la plupart des professeurs de langues modernes (méthode que mon concitoyen Arthur M. Jensen appela « la méthode naturelle »). Mais ceux qui me stimulèrent le plus furent certains maîtres britanniques qui expérimentèrent au début du XX e siècle la méthode « directe » d’enseignement du latin (W.H.D. Rouse: Latin on the Direct Method). […]
Cordialement ! Grenaa, Danemark, le 19 avril 2008. Hans Ørberg / Ioannes Montaurius » 39 Adresses vérifiées le 10. 04 .2012ui

– Annexe 4 : de quelques principes didactiques loués par les Jésuites et par Comenius.

A – La pratique orale du latin : « Omnes quidem, sed praecipue humaniorum literarum studiosi latine loquantur », « Tous parleront latin, mais surtout ceux qui étudient les humanités » (40) ; « Scholae Collegia sint, ubi solus Romanus Sermo sonet », « Que les écoles soient des lieux où seule la langue latine résonne » (41) ; « Loquaturque, quoties loquitur, Res potius quam Verba », « Et que chaque fois qu’on parle, on exprime la réalité plutôt que des mots » (42) ; « et occupationes illae discipulorum nec sint difficiles, nec molestae, jucundae potius, et laborem lusus instar proritantes », « Les activités des élèves ne devraient être ellesmêmes ni difficiles ni ennuyeuses mais joyeuses, les invitant au travail comme s’il s’agissait d’un jeu » (43).

B – La variété (varietas), l’utilité (usus), le jeu (lusus), la joie (jucunditas), notions liées dans une méthode d’enseignement réussie. Sur leur nécessité pour que la matière soit assimilée, qu’on relise Comenius qui met en avant sur ce point, comme à son habitude, l’argument de la nature humaine, mais aussi des explications confirmées par les observations et les théories des psychologues de notre temps. Citons quelques passages :
– Sur la joie : « Jucunditas studiis necessaria est », « La joie est indispensable aux études » (44).
– Sur l’utilité : « Omnia discenda, praxi propria discantur », « Tout ce qu’il faut apprendre doit l’être par une pratique personnelle » (45) ; « utilia tantum docendo », « en enseignant seulement les choses utiles » ; « Omnia discantur ad usum », « Tout doit être appris en vue d’une utilité » (46).
– Sur la variété : « Omnia discantur […] varietate doctrinam contemperando. Natura humana oblectatur varietate, identitatem fastidit », « On doit tout enseigner […] en variant l’enseignement. La nature humaine aime la variété, elle se lasse de ce qui est toujours identique » (47) ; « sensuum propriorum varia exercitamenta », « des exercices variés pour les sens de chacun » ; « omnia per sensus proprios, semper, varie », « tout doit passer par les sens de chacun, toujours et de façon variée » (48) .
– Sur le jeu : « Quicquid in ludo literario sit, lusus ingenii sit », « Que tout l’enseignement des lettres soit un jeu pour l’intelligence » (49) ; « remissio, et alternatio : quae et nostris inest », « la détente et l’alternance : elles font aussi partie de nos recommandations » (50).

Avec la terminologie de la psychologie de son temps, Comenius propose un idéal d’enseignement et d’apprentissage dans lequel on peut reconnaître ce que le psychologue américain Mihaly Csikszentmihalyi appelle « l’expérience optimale », qui donne à la vie une qualité supérieure et qui se caractérise, comme ses recherches l’ont montré, par « la joie, la créativité et le processus d’engagement total face à la vie » (51) . L’insistance de Comenius et des partisans d’un enseignement « vivant » des langues anciennes sur le jeu et la joie d’apprendre est tout à fait caractéristique (52) . La question de la motivation des élèves et des étudiants n’a jamais été aussi débattue que depuis la massification de l’enseignement secondaire et universitaire, même si elle n’a jamais été absente d’un courant de pensée très ancien souvent défini comme « humaniste ». Il est bon pour un enseignant de se poser la question de temps en temps en ces termes : suis-je heureux quand j’enseigne ? Mes élèves expérimenteront-ils durant le cours que je prépare ne serait-ce qu’un moment de joie profonde ? Comment puis-je m’y prendre pour qu’ils s’impliquent totalement dans telle ou telle tâche (53) ? Comment puis-je m’y prendre pour parvenir à goûter et à leur faire goûter dès à présent ce sentiment, cette évidence, qui s’appelle tout simplement la vie ?

Sur les implications philosophiques, psychologiques et cognitives de toutes ces questions pédagogiques, l’actualisation de ces principes didactiques et leur mise en pratique depuis le XX e siècle dans l’enseignement des lettres anciennes, nous renvoyons le lecteur aux différents chapitres de notre ouvrage L’Avenir des langues anciennes. Repenser les humanités classiques, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan [Coll. Études], 2011.

(40) Ratio Studiorum. Plan raisonné et institution des études dans la Compagnie de Jésus (1599), éd. bilingue, trad. fr. L. Albrieux et D. Pralon-Julia, Paris, Belin, 1997, 9, p.194 [442].
(41) Comenius (J. A.), Novissima linguarum methodus XIX, 4, éd. Droz p. 361.
(42) Ibid., Praefatio, 26, éd. Droz p. 29.
(43) Ibid., Praefatio, 28, éd. Droz p. 30.
(44) Novissima linguarum methodus…, X, 140, sqq., éd. Droz p. 239 (trad. personnelle).
(45) Ibid., X, 145, éd. Droz p. 242 (trad. personnelle).
(46) Ibid., X, 146. Le mot latin usus est polysémique, de sorte qu’il est difficile à rendre avec un seul mot français : « utilité, usage, pratique, utilisation », etc. D’où vient que Comenius utilise aussi le mot grec praxis. Il ne faut donc pas oublier cette polysémie, avant tout débat sur « l’utilité » immédiate et lointaine du latin.
(47) Ibid., X, 147, éd. Droz p. 242 (trad. personnelle).
(48) Ibid., X, 157, éd. Droz p. 250 (trad. personnelle).
(49) Ibid., X, 148, éd. Droz p. 244 (trad. personnelle).
(50) Ibid., XXV, 15, éd. Droz p.428 (trad. personnelle).
(51) Csikszentmihalyi (M.), Vivre. La psychologie du bonheur (Flow : the psychology of optimal experience, 1990), Préface de D. Servan-Schreiber, traduction, adaptation et mise à jour par Léandre Bouffard, Paris, Robert Laffont [Pocket], 2004, p. 15. Comme le rappelle le traducteur, ce livre (fruit de recherches impliquant divers laboratoires de psychologie dans le monde entier pendant 25 ans) « se situe dans la mouvance de la psychologie positive, elle-même issue de la psychologie humaniste des Rogers, Maslow et autres » (Ibid., p. 19). Le terme « humaniste » ne se retrouve pas ici par hasard. Les enseignants trouveront dans les livres de Csikszentmihalyi des observations extrêmement inspirantes, en particulier la distinction qu’il fait entre plaisir et joie : « Le plaisir correspond à la satisfaction, au contentement ressenti lorsque la conscience nous informe que les attentes créées par la programmation génétique ou par le conditionnement social ont été comblées. […] Le plaisir peut donc être une composante de la qualité de vie, mais il n’apporte pas en lui-même le bonheur : il correspond à une expérience homéostatique (restauration de l’équilibre physiologique), mais il ne produit pas d’accroissement psychique et ne contribue pas à la complexité du soi. Le plaisir peut aider à maintenir l’ordre dans la conscience, mais, par lui-même, il ne peut créer un nouvel ordre. Lorsque les expériences contribuent à une vie meilleure, on parlera de joie ou d’enchantement. La joie survient lorsqu’une personne dépasse les attentes ou les besoins programmés et réalise quelque chose de plus, de mieux, d’inattendu. La joie se caractérise par un mouvement en avant, par un sentiment d’accomplissement, de nouveauté […]. Après de telles expériences, nous sommes contents, satisfaits ou enchantés et avons conscience d’avoir changé ; notre soi est devenu plus complexe. […] Le plaisir peut être éprouvé sans effort […], mais la joie et l’enchantement exigent une pleine concentration sur l’activité. Voilà pourquoi le plaisir est si évanescent et ne produit pas l’accroissement ou l’actualisation de soi. […] On comprend, alors, la joie d’apprendre des enfants lorsqu’ils se concentrent sur une tâche qui leur permettra d’acquérir de nouvelles aptitudes. Malheureusement, lorsque l’ « apprentissage » devient imposé et réalisé en vue de récompenses extrinsèques, la joie d’apprendre disparaît. Dans ces conditions, le plaisir devient l’unique source d’expérience positive, de sorte que la joie de vivre et la qualité de la vie diminuent » (Ibid., p. 75-76).
(52) Cf. les propos de W.H.D. Rouse lui-même, qui a inspiré directement Ørberg, et d’autres références plus anciennes dans Rimbault (O.), L’Avenir des langues anciennes…, Annexe 2 (Du plaisir qui vient en apprenant), p. 144-145.
(53) « L’utilité » d’un enseignement doit être immédiate et intrinsèque, si l’on considère que le présent est la seule réalité. Cette utilité est ressentie dans n’importe quelle expérience caractérisée par les trois termes de Csikszentmihalyi (joie, créativité et processus d’engagement total face à la vie).

Source : Olivier RIMBAULT, « Au sujet de la méthode de latin du Professeur Ørberg (Remarques sur la didactique des langues anciennes) », Réflexion(s), avril 2012 (http://reflexions.univ-perp.fr/).

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