Le combat de la Tradition

La confusion intellectuelle régnant aujourd’hui partout, il semble urgent de redéfinir une notion qui, pourtant au cœur de la foi catholique, est souvent mal compris dans l’Église : la Tradition. Cette Tradition est le criterium par excellence de l’orthodoxie ; par elle, nous grandissons en connaissance et pouvons appréhender, à la lumière de son autorité, la Vérité [1].

Qu’est-ce que la Tradition ?

Il faut d’abord distinguer la Tradition des petites traditions, que sont les coutumes, les légendes ou les habitudes transmises de génération en génération [2]. Étymologiquement, le mot tradition, formé du latin trans et dare, signifie en effet transmettre : ce qui est légué par transmission. Réduit à sa seule signification radicale, la tradition sous-entend l’idée d’une passation, d’un legs, d’un héritage. Son acceptation catholique nous renseigne cependant sur la nature de ce qui est transmis : la Tradition est la partie de la Révélation divine qui n’a pas été au départ consignée par écrit et qui s’est transmise oralement, part une chaîne ininterrompue, des premiers temps jusqu’à nos jours [3]. Saint Augustin en donne une définition très claire :

Il y a beaucoup de choses auxquelles l’Église est fermement attachée et que l’on est autorisé, par conséquent, à regarder comme ordonnées par les Apôtres, bien qu’elles ne nous aient pas été transmises par écrit [4].

La Révélation a donc laissé deux traces : une trace écrite qui forme l’Écriture Sainte, ainsi qu’une trace orale qui forme la Tradition. L’Église catholique, qui en est la gardienne, les considère comme les deux sources principales de la Révélation [5], comme l’ont affirmé clairement les différents Conciles de l’histoire de l’Église, comme le montrent ces deux extraits, le premier tiré du Concile de Trente, le second du Concile Vatican II :

Le sacro-saint Synode œcuménique et général de Trente, légitimement assemblé dans le Saint-Esprit, constamment conscient du fait qu’il faut supprimer l’erreur pour préserver l’Évangile dans sa pureté au sein de l’Église, Évangile qui fut antérieurement promis par les prophètes dans l’Écriture Sainte, entrevoyant clairement cette vérité et discipline qui, ayant été reçue par les apôtres de la bouche du Christ même ou communiquée à eux par la dictée du Saint-Esprit, suivant l’exemple des Pères, reçoit avec un égal sentiment de piété et d’honneur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, dont le même Dieu est l’auteur, ainsi que lesdites traditions, qu’elles concernent la foi ou les mœurs, comme ayant été dictées soit par la bouche même du Christ, soit par le Saint-Esprit, et préservées dans l’Église Catholique par une succession ininterrompue [6].

La sainte Tradition et la Sainte Écriture sont reliées et communiquent étroitement entre elles, car toutes deux jaillissant d’une source divine identique, ne forment pour ainsi dire qu’un tout et tendent à une même fin… La sainte Tradition, porte la Parole de Dieu, confiée par le Christ Seigneur et par l’Esprit Saint aux apôtres, et la transmet intégralement à leurs successeurs… La sainte Tradition et la Sainte Écriture constituent un unique dépôt sacré de la Parole de Dieu, confié à l’Église [7].

Cette Révélation divine ne date pas des jours de l’Incarnation : elle s’est manifestée en plusieurs temps. Il eut d’abord une Révélation primitive [8], dite patriarcale, qui fut reçue par les Patriarches mais qui n’engendra aucune Écriture ; une seconde Révélation, dite mosaïque, de Moïse au Christ, qui donna naissance à l’Ancien Testament et fut l’apanage du peuple hébreu ; enfin, une troisième Révélation, celle du Messie, qui engendra le Nouveau Testament avec lequel la Révélation publique, c’est-à-dire celle donnée à tous les hommes, est close. La Tradition première, qui contenait oralement toute la Révélation déjà, avait cependant été l’objet de très graves altérations : il s’y était mêlé des traditions profanes, non révélées, qui ont fini par envahir et détruire toute trace de vraie Tradition, c’est-à-dire de la Révélation divine. Cette confusion babélienne a obligé l’intervention d’Abraham et la constitution d’un « peuple élu », guidé par les Patriarches, pour reconstituer et conserver la Tradition qui avait été gravement altérée. Ce fut Moïse, après l’élection d’Abraham, qui fut chargé de recueillir la Révélation nouvelle par laquelle Dieu reconstituait la Tradition primitive oubliée. Mais, cette fois, la Révélation fut consignée par écrit : c’est l’Écriture Sainte. En même temps, une hiérarchie sacerdotale fut créée, qui devait veiller, entre autres fonctions, à l’accomplissement du culte et à la conservation de l’Écriture. La troisième et ultime Révélation est dite apostolique, car il s’agit du dépôt de la Foi, clos avec la mort de saint Jean, qui a été confié une fois pour toutes aux Apôtres et que le magistère doit transmettre et protéger jusqu’à la fin du monde.

Cette transmission est donc celle de l’Écriture et de son sens authentique, l’exégèse [9] : de ce fait, au nom de Tradition est attaché celui d’orthodoxie, c’est-à-dire la conformité à la Doctrine, qui est l’expression de la Vérité éternelle. Le Nouveau Testament, à travers les Épîtres de saint Paul, fait plusieurs fois référence à la Tradition et à son caractère inaltérable : Gardez les traditions telles que je vous les ai transmises (1re Épître aux Corinthiens XI, 2). Tenez bon, gardez fermement les traditions que vous avez apprises de nous, soit de vive voix, soit par nos lettres (Seconde Épître aux Thessaloniciens II, 15). L’Épître aux Galates est tout aussi explicite :

Mais quand nous-mêmes, quand un ange venu du ciel vous annoncerait un autre Évangile que celui que nous vous avons annoncé, qu’il soit anathème ! Nous l’avons dit précédemment, et je le répète à cette heure, si quelqu’un vous annonce un autre Évangile que celui que vous avez reçu, qu’il soit anathème ! En ce moment, est-ce la faveur des hommes, ou celle de Dieu que je recherche ? Mon dessein est-il de complaire aux hommes ? Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais pas serviteur du Christ. Je vous le déclare, en effet, frères, l’Évangile que j’ai prêché n’est pas de l’homme ; car ce n’est pas d’un homme que je l’ai reçu ni appris, mais par une révélation de Jésus-Christ [10].

Les écrits des Pères apostoliques ont aussi comme but de transmettre ce qui a été reçu des Apôtres et de garder l’orthodoxie de la Doctrine, face aux hérésies qui la mettent en péril. C’est l’objet de la première somme théologique connue, Adversus Haereses, écrite par le second l’évêque de Lyon (177-202), Irénée, disciple de saint Polycarpe, lui-même disciple de saint Jean l’apôtre. Saint Irénée y combat l’hérésie gnostique par la Tradition reçue des apôtres :

Voilà par quelle suite et quelle succession la Tradition se trouvant dans l’Église à partir des apôtres et la prédication de la vérité sont parvenues jusqu’à nous. Et c’est là une preuve très complète qu’elle est une et identique à elle-même, cette foi vivifiante qui, dans l’Église, depuis les apôtres jusqu’à maintenant, s’est conservée et transmis dans la vérité [11].

La prédication de l’Église présente à tous égards une inébranlable solidité, demeure identique à elle-même et bénéficie, ainsi que nous l’avons montré, du témoignage des prophètes, des apôtres et de tous leurs disciples, témoignage qui englobe « le commencement, le milieu et la fin », bref la totalité de l’ « économie » de Dieu et de son opération infailliblement ordonnée au salut de l’homme et fondant notre foi. Dès lors, cette foi, que nous avons reçue de l’Église, nous la gardons avec soin, car de grand prix renfermé dans un vas excellent, elle rajeunit et fait rajeunir le vase même qui la contient [12].

Clément d’Alexandrie ainsi qu’Hyppolyte de Rome, au début du IIIe s., furent également les commentateurs de la Tradition orale héritée directement des Apôtres. Hyppolite, disciple d’Irénée de Lyon, est l’auteur d’un ouvrage au titre explicite : Tradition apostolique [13]. Tous ces auteurs font d’ailleurs référence à la Didaché, document anonyme du Ier siècle, et dont le titre est aussi explicite : Doctrine du Seigneur transmise aux nations par les douze apôtres.

L’un des grands combats de la Tradition fut celui du maintien d’un sens orthodoxe des Écritures, contre les interprétations fausses et les opinions personnelles qui pouvaient surgir à sa lecture. À l’origine de nombreuses hérésies se trouve en effet une lecture déviée de l’Écriture, souvent associée à des considérations ecclésiologiques et pastorales erronées. Dans sa sagesse, l’Église, jusqu’à la Réforme, découragea la lecture personnelle de la Bible aux laïcs, auxquels on devait « prêcher » l’Évangile, c’est-à-dire livrer le sens des Écritures. La Bible étant la Parole de Dieu, son sens était trop haut et trop sacrée pour être livré sans contrôle aux laïcs, et on préféra réserver sa connaissance exégétique à l’élite sacerdotale, laquelle était seule apte à comprendre les Arcanes de la Science Sacrée, selon une expression courante chez les papes. « L’Écriture seule, c’est-à-dire sans la Tradition, est un poison », disait Joseph de Maistre, et la Tradition permet précisément de garantir le sens de l’Écriture, sans toutefois le limiter [14].

La Tradition contre le modernisme.

Quand la Révélation, à travers l’Écriture, a pu être l’objet de multiples entreprises de subversion, la Tradition, qui cumule la sagesse de plusieurs millénaires d’exégèse et de théologie, a un rôle de criterium. Elle reste, inflexible, le phare de l’orthodoxie et le remède aux opinions contradictoires et aux interprétations subjectives. Pourtant, à partir du XIXe siècle, de nombreux adversaires de l’institution ecclésiale ont tenté, souvent avec succès, de saper les fondements mêmes de son autorité [15]. Il ne s’agissait pas tant de contredire les affirmations de la Tradition que d’en contester la légitimité même : la relativiser. C’est ainsi qu’à l’intérieur de l’Église s’est développé tout un courant dit « moderniste », dont l’objectif était d’amener vers une plus grande liberté d’interprétation des Écritures et, corollaire, une vision plus « flexible » de la Tradition [16] .

La première erreur du modernisme, et sans aucun doute la plus grave, consiste à dire que la Tradition peut et doit évoluer, que son fond comme sa forme doivent s’adapter, comme si aucune éternité ne régnait dans son message. Il faut d’abord distinguer la Tradition qui, comme nous l’avons dit, est le dépôt révélé et inaltérable de la Foi qui a été confié une fois pour toutes aux Apôtres, des traditions ecclésiastiques qui, quant à elles, peuvent changer. L’Église, pour mieux encadrer les fidèles notamment, a toujours su adapter sa pastorale. Mais l’expression différente de la Tradition tout au long de l’Histoire, par le Magistère et les Docteurs, n’est en aucun cas un progrès, car ce serait faire de la Tradition un donné variable, soumis comme le reste aux évolutions labiles du monde et du temps. La vérité surnaturelle ne saurait être l’objet d’un progrès, dans le sens où on l’entend depuis les Lumières et le développement des sciences modernes [17]. C’est surtout supposer que la Tradition peut être vieillie, dépassée, périmée. Mais l’actualité de la Tradition est permanente : elle n’est ni ancienne, ni nouvelle, et elle éclaire notre temps comme elle le faisait jadis. La fidélité à la Tradition n’est pas une question de formes, de latin, de soutane ou que sais-je : c’est une question de Foi et de Doctrine. Il suffit de regarder la vie d’un pape comme Pie X, grand pape réformateur et pour autant grand antimoderniste, pour s’en rendre compte : l’intransigeance de la Tradition signifie aussi novation dans les méthodes d’apostolat et renouvellement des pratiques pastorales. Au contraire, pour les modernistes, le rôle du Magistère n’est plus de conserver la Tradition mais de la concilier avec le monde et le « progrès », fut-ce au détriment de son sens originel et inaltérable. Si on a pu parler de « Tradition vivante », ce fut surtout dans un sens dévoyé, pour justifier les nouveautés doctrinales et amoindrir les contradictions évidentes avec l’enseignement antérieur de l’Église [18]. La Tradition n’est en aucun cas comparable à un « organisme vivant », alternant assimilation et élimination ; ce n’est pas non plus un « outil » du Magistère, mais une boussole infaillible qui doit orienter l’Église. Cette dernière doit par ailleurs la conserver intact et non s’en « servir » pour justifier des nouveautés doctrinales. La Tradition n’est pas à faire ou à déterminer : elle est partie de la Révélation divine.

Enfin, je garde très fermement et je garderai jusqu’à mon dernier soupir la foi des Pères sur le charisme certain de la vérité qui est, qui a été et qui sera toujours “dans la succession de l’épiscopat depuis les apôtres”, non pas pour qu’on tienne ce qu’il semble meilleur et plus adapté à la culture de chaque âge de pouvoir tenir, mais pour que jamais on ne croie autre chose, ni qu’on ne comprenne autrement la vérité absolue et immuable prêchée depuis le commencement par les apôtres [19].

La Tradition ne peut être « vivante » qu’à la condition de ne pas être évolutive : la transmission du dépôt révélé doit être exacte, sans altération, et le contexte historique nécessite une traduction, non une adaptation. La transmission de la Tradition se fait également par l’éviction des erreurs et, corolaire, l’ajout de précisions qui viennent affiner la compréhension du dépôt révélé, sans jamais l’altérer. Le « changement » ne peut avoir lieu que dans le sens de l’enrichissement. Il faut donc parler d’un développement homogène qui n’implique aucune rupture ; la Tradition, dès la mort du dernier Apôtre, contenait déjà tout en puissance, et le Magistère n’a qu’à mettre en acte certains de ses enseignements les plus pertinents pour les temps présents. Actualiser voire adapter un enseignement ne veut pas dire le déformer ou le contredire, comme l’a affirmé le Bienheureux Pie IX lors du Concile Vatican I :

L’Esprit-Saint, en effet, n’a pas été promis aux successeurs de Pierre pour dévoiler, par son inspiration, une nouvelle doctrine, mais pour qu’avec son assistance ils gardent saintement et exposent fidèlement la Révélation transmise par les Apôtres, c’est-à-dire le Dépôt de la Foi [20].

Dire que les textes du Magistère, et des Docteurs en général, sont « le fruit d’une époque », un pur contexte, comme on l’entend souvent, c’est de l’historicisme ou, autrement dit, du relativisme qui dévalue outrancièrement l’ensemble des textes magistériels et patristiques qui ont alimenté pendant deux milles ans la Doctrine de l’Église. C’est placer la Tradition sur le même plan que les faits, l’histoire, le contexte changeant des époques [21]. L’idée d’un « progrès doctrinal » à ce sujet est une contradiction dans les termes [22]. C’est encore une conception philosophique fausse de la Vérité qui, par définition, doit toujours être égale à elle-même. C’est ce que le Saint-Office condamna comme opinion erronée, fallacieuse et hérétique, le 3 juillet 1907 par le Décret Lamentabili sane exitu : « La vérité n’est pas plus immuable que l’homme, elle évolue avec lui, en lui et par lui. [23] »

L’Église, dans sa sagesse, ayant pris conscience de la gravité et du danger de ces attaques, décida de jeter l’anathème sur ces propositions modernistes. Ce n’est pas que l’Église aurait durci sa position, mais face à l’introduction d’erreurs pernicieuses en son sein, elle fut dans l’obligation de réaffirmer avec force l’immutabilité de la Tradition. Le paroxysme de ce combat fut sans aucun doute le pontificat de saint Pie X : après le pontificat du Bienheureux Pie IX et son Quanta Cura [24], après l’encyclique Pascendi Dominici Gregis (1907), qui dénonçait les mêmes erreurs, le pape institua une cérémonie durant laquelle chaque nouveau prêtre, le jour de son ordination sacerdotale, ou quiconque parmi les clercs devant accéder à un office ecclésiastique, devait solennellement prêter serment et abjurer toutes les inexactitudes doctrinales que l’esprit du siècle avait introduites au sein de l’Église, et déclarer qu’il rejetait avec force le venin des opinions fausses et hostiles à la Tradition sainte et sacrée du Magistère éternel. Ce fut le « Serment Antimoderniste » de 1910, ou Motu proprio Sacrorum Antistitum, qui fut en vigueur jusqu’à “Paul VI” qui, sans surprise, et dans l’élan du concile Vatican II, décida de l’abroger en 1967.

Quatrièmement, je reçois sincèrement la doctrine de la foi transmise des apôtres jusqu’à nous toujours dans le même sens et dans la même interprétation par les pères orthodoxes ; pour cette raison, je rejette absolument l’invention hérétique de l’évolution des dogmes, qui passeraient d’un sens à l’autre, différent de celui que l’Église a d’abord professé. Je condamne également toute erreur qui substitue au dépôt divin révélé, confié à l’Épouse du Christ, pour qu’elle garde fidèlement, une invention philosophique ou une création de la conscience humaine, formée peu à peu par l’effort humain et qu’un progrès indéfini perfectionnerait à l’avenir.

Source : https://www.lerougeetlenoir.org/contemplation/les-contemplatives/le-combat-de-la-tradition

La suite de l’article du site “le rouge et le noir” conclut malheureusement de façon totalement contradictoire en affirmant qu’on devrait filtrer chez le Pape ce qui est “Traditionnel” ou pas, au lieu de conclure à l’évidence qu’un catholique doit toujours obéir au Pape et qu’un Pape moderniste, donc hérétique, ne peut tout simplement pas être reconnut comme Pape.

 “Si jamais vous rencontriez des gens qui se vantent d’être croyants, dévoués au Pape, et veulent être catholiques mais considéreraient comme la plus grande insulte d’être appelés cléricaux, dites solennellement que les fils dévoués du Pape sont ceux qui obéissent à sa parole et le suivent en tout, non ceux qui étudient les moyens d’éluder ses ordres ou de l’obliger par des instances dignes d’une meilleure cause à des exemptions ou des dispenses d’autant plus douloureuses qu’elles causent plus de mal et de scandale”.

Saint Pie X (allocation au consistoire, 27 mai 1914)

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