Un motet Ave Maris Stella, histoire et esthétique
L’Ave maris stella est une hymne liturgique usitée aux Vêpres du commun de la Vierge Marie après la récitation des psaumes, et avant le Magnificat. Elle a été traitée intégralement et de façon inhabituelle en motet à quatre voix dans une œuvre de la Renaissance attribuée à Josquin Desprez.
La pièce a été retrouvée dans un manuscrit complet en quatre parties pour les quatre voix, le ms. Q20, conservé à Bologne, et qui porte la mention « Josquin » au-dessus de la portée.
Le manuscrit a été rédigé de la main d’un seul copiste, vers 1530 et probablement au nord de l’Italie.
Ni les circonstances de la rédaction du motet, ni une possible commande particulière ne sont clairement établies, néanmoins, l’œuvre pourrait dater des années italiennes de Josquin.
Il serait possible de le dater des dernières années avant son retour en France vers 1503, mais je n’ai pas trouvé de sources précises à ce sujet, et le manuscrit dans lequel l’œuvre a été retrouvée, n’est pas daté, du moins aucune information en ce sens ne m’a été communiquée.
On peut supposer qu’il a pu être joué lors d’offices religieux, bien que n’étant pas traité suivant la manière habituelle des hymnes liturgiques en polyphonie, qui sont souvent composés en alternance de strophe grégorienne et de strophe ornée, dont l’Ave maris stella de Dufay est un bon exemple.
L’office dans lequel il apparaît est l’office des Vêpres, qui fait partie de ce qu’on appelle les « grandes Heures ». Son heure accessible (quatre heures de l’après-midi environ), en fait un office populaire, propre à être solennisé et orné de compositions originales après la récitation des psaumes.
L’Ave maris stella, hymne de louange et de prières à la Vierge usité aux Vêpres de ses fêtes, prend en effet exactement place entre le capitule, cette courte récitation reprenant un morceau de l’épître de la messe, et l’antienne à Magnificat, suivie par le Magnificat lui-même.
Le texte en est le suivant, avec sa traduction en français :
Ave, maris stella,
Dei Mater alma,
Atque semper Virgo,
Felix cæli porta.
Salut étoile de la mer,
Mère de Dieu féconde,
Salut, ô toujours Vierge,
Porte heureuse du ciel !
Sumens illud Ave
Gabriélis ore,
Funda nos in pace,
Mutans nomen Hevæ.
Vous qui de Gabriel
Avez reçu l’Ave,
Fondez-nous dans la paix,
Changeant le nom d’Ève.
Solve vincla reis,
Profer lumen cæcis,
Mala nostra pelle,
Bona cuncta posce.
Délivrez les captifs,
Éclairez les aveugles,
Chassez loin tous nos maux,
Demandez tous les biens.
Monstra te esse matrem,
Sumat per te preces,
Qui pro nobis natus
Tulit esse tuus.
Montrez en vous la Mère,
Vous-même offrez nos vœux
Au Dieu qui, né pour nous,
Voulut naître de vous.
Virgo singuláris,
Inter omnes mitis,
Nos, culpis solútos,
Mites fac et castos.
O Vierge incomparable,
Vierge douce entre toutes,
Affranchis du péché,
Rendez-nous doux et chastes
Vitam præsta puram,
Iter para tutum,
Ut, vidéntes Iesum,
Semper collætémur.
Donnez une vie pure
Préparez un chemin sûr,
Pour que voyant Jésus
Notre liesse soit éternelle.
Sit laus Deo Patri,
Summo Christo decus,
Spirítui Sancto,
Tribus honor unus.
Amen. Louange à Dieu le Père
Gloire au Christ souverain,
Louange au Saint-Esprit,
Aux trois un seul hommage.
Amen.
On remarquera dans la deuxième strophe, que son sens repose sur l’interversion des lettres entre Ave et Eva, en acceptant le message de l’ange, Marie devient la nouvelle Eve. L’hymne loue et demande l’intercession de la Vierge Marie, « Mère de Dieu » et « Porte du Ciel », et se termine par une doxologie aux trois personnes de la Sainte Trinité.
Il est constitué de sept strophes, nombre symbolique qui rappelle les sept douleurs de Marie. L’origine des paroles et de la composition grégorienne est incertaine, et certainement antérieure au IXe siècle, puisqu’il figure dans un manuscrit de cette époque.
Josquin a choisi de traiter le texte de l’hymne en motet à quatre voix en deux parties, séparées par une cadence phrygienne ; l’une englobant les quatre premières strophes, et l’autre les trois dernières.
L’écriture est modale, dans ce qui apparaît être un mode de ré transposé sur sol, avec un sib à la clé, régulière, ou l’on reconnaît des passages de la mélodie de l’hymne grégorienne du premier ton, sans interruption entre les strophes de la première à la quatrième et de la cinquième à la septième, les entrées d’une nouvelle strophe se mélangeant aux finales de la dernière. Pourtant, la texture est plutôt discontinue et hachée, les moments où les quatre voix se font entendre ensemble étant rares, de même que les passages en homorythmie entre deux voix.
Dans l’ensemble de la pièce, au caractère paisible, le traitement en imitation entre les différentes voix, courant dans l’œuvre de Josquin, est exploré de façon originale et variée, mettant en lumière différentes parties du texte, et jouant beaucoup sur des dialogues entre deux ou trois voix.
Le texte des strophes est toujours mis en valeur, accentuant par exemple le mot « Jesum » par l’apaisement soudain de la musique. L’harmonie du troisième vers de la seconde strophe fait par exemple ressortir le sens du texte « fondez-nous dans la paix », avec une atmosphère très calme créée par le rythme apaisant des blanches et des noires seules et la disparition de rythmes pointés et croches précédentes. Atmosphère tempérée néanmoins par le chevauchement du texte des différentes voix, comme si le croyant s’inquiétait de cette paix qu’il cherche, et l’implorait de façon frénétique. Les phrases musicales suivent le texte, et à chaque vers en correspond une en particulier, malgré le mouvement incessant du dialogue entre les voix. Les trois derniers vers en particulier s’entremêlent, et entremêlent la louange et l’hommage dus aux trois personnes Divines jusqu’à se fondre dans le dernier « unus », signifiant l’unité de la Trinité sur une cadence parfaite, d’ailleurs la seule complète de la pièce.
On remarquera que le compositeur ne traite pas l’ « Amen » final de l’hymne, peut-être pour laisser à la cadence parfaite finale tout son effet d’unité en la terminant sur le mot « un ».
Cette unité transparaît dans tout le motet, malgré sa texture discontinue, et parfois hachée, et les variations de traitement des voix au gré du texte avec ces jeux d’imitations variés, captent le sens du texte de l’Ave maris stella. Unité de construction, de tonalité, de caractère, discrète présence de la mélodie de l’hymne grégorienne, qui contrebalance facilement les discontinuités citées plus haut, et qui rend la totalité du motet harmonieuse et calme.
Sans pour autant posséder la luminosité d’un Ave Maria… virgo serena, l’oeuvre la plus connue de Josquin Desprez, cet Ave maris stella grave et pur trouve des accents d’une grande douceur et d’une grande originalité. Son esthétique rend avec bonheur la compréhension profonde du texte par le compositeur.
Toute cette musique est pensée pour le texte, et en union intime avec la signification de celui-ci. Alors que la musique seule ne pourrait exprimer toutes les nuances commentées plus haut sans le support du texte, c’est justement parce qu’elle a dû être créée pour ce texte qu’elle en épouse les formes, qu’elle l’explicite et devient comme un livre ouvert, abolissant les frontières des mots et se faisant leur illustration sonore.