La dystopie d’un monde sans le pape chez Juan Donoso Cortès et Louis Veuillot

Catholicisme intransigeant, progrès technique
et modernité politique au milieu du XIXe siècle.
La dystopie d’un « monde sans le pape »
chez Juan Donoso Cortès et Louis Veuillot

Arthur Hérisson
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Dans l’histoire du catholicisme, le XIXe siècle est notamment marqué par l’importance croissante du pape au sein de l’Église et plus généralement aux yeux des fidèles[1]. C’est sous le pontificat de Pie IX (1846-1878)[2] que ce processus connaît son paroxysme, avec la proclamation de l’Infaillibilité pontificale par le concile du Vatican en 1870. Mais à l’époque même où l’autorité du pape se renforce au sein de l’Église, celui-ci voit son pouvoir de prince temporel[3] remis en cause par l’unification italienne. Depuis longtemps, les historiens ont mis en évidence les relations que ces deux processus ont entretenues l’un avec l’autre. Ils ont également souligné leur lien avec le raidissement idéologique du catholicisme à cette époque, dont témoigne la publication en 1864 du Syllabus, liste de quatre-vingts propositions condamnées par l’Église dont la dernière est la plus célèbre : « Le pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne. »

Renforcement de la place du pape dans l’Église, destruction de son pouvoir temporel, raidissement idéologique qui se traduit notamment par une méfiance voire une franche hostilité à l’égard de la modernité : tels sont les trois processus que l’on voudrait ici réexaminer à nouveaux frais en partant des écrits de deux des principaux penseurs catholiques de l’époque, l’homme politique et diplomate espagnol Juan Donoso Cortès[4] et le journaliste français Louis Veuillot[5], deux des principaux représentants du catholicisme intransigeant du milieu du XIXe siècle[6].

Au moment des deux grandes crises du pouvoir temporel de la papauté – celle de 1848-1849, qui conduit à la première destruction des États du pape et à l’exil de Pie IX à Gaète[7], et celle de 1859-1870, qui voit quant à elle l’unification italienne se réaliser aux dépens du pape[8] –, Donoso Cortès et Veuillot imaginent ce que pourrait devenir le monde si l’anéantissement du pouvoir temporel de la papauté conduisait à la fin de l’influence de l’Église sur les sociétés. Ils décrivent un monde où la disparition de l’Église enlèverait tout contrepoids aux pouvoirs politiques et conduirait par conséquent à l’établissement d’une tyrannie d’autant plus redoutable qu’elle pourrait s’appuyer sur de nouveaux moyens de répression nés de la modernité politique et technologique.

On s’intéressera tout d’abord à la genèse de ce motif dystopique chez Donoso Cortès et à sa réappropriation par Louis Veuillot, avant d’étudier plus spécifiquement la vision de l’Église comme institution garante de la liberté du monde qui le sous-tend. On terminera enfin en montrant la manière dont une telle dystopie témoigne de la forte hostilité d’une partie des catholiques du XIXe siècle à l’égard de la modernité sous toutes ses formes.

Genèse et transformations du motif du monde sans le pape

Le 4 janvier 1849, Juan Donoso Cortès prononce devant la chambre des députés espagnole un discours connu sous le nom de « Discours sur la dictature ». L’objet de ce discours est la défense des mesures exceptionnelles prises par le gouvernement modéré de Narvaez pour faire face au risque d’une extension en Espagne du mouvement révolutionnaire qui a secoué l’Europe en 1848. Cependant, Donoso Cortès ne s’arrête pas à cette question particulière ; il cherche au contraire plus généralement à mettre en évidence la cause des révolutions européennes, cause qu’il situe dans le déclin du sentiment religieux. « Le monde, dit-il, marche à grand pas à la constitution d’un despotisme, le plus gigantesque et le plus destructeur que les hommes aient jamais vu[9]. » Puis il précise :

« Il n’y a, Messieurs, que deux répressions possibles : l’une intérieure, l’autre extérieure ; la répression religieuse et la répression politique. Elles sont de telle nature, que, lorsque le thermomètre religieux s’élève, le thermomètre de la répression baisse, et que, réciproquement, lorsque le thermomètre religieux baisse, le thermomètre politique, la répression politique, la tyrannie monte. C’est une loi de l’humanité, une loi de l’histoire[10]. »

À l’appui d’une telle théorie, Donoso Cortès prend comme exemple le monde d’avant le christianisme, où la société n’était composée que de tyrans et d’esclaves, pour ensuite survoler l’histoire entière de l’humanité depuis Jésus-Christ. Jésus, dit-il, a fondé avec ses disciples la seule société ayant fonctionné sans gouvernement, mais la religion ayant par la suite sans cesse perdu en importance, le poids des pouvoirs politiques n’a cessé de monter : aux temps féodaux, où l’influence de l’Église reste grande, les États sont encore faibles ; cependant, la réforme luthérienne du seizième siècle met un terme à cette époque et naissent alors les monarchies absolues. La religion continuant de décliner, sont par la suite apparus différents moyens d’accroître le pouvoir des gouvernements : les armées permanentes, puis la police, la centralisation administrative et enfin le télégraphe. Dès lors, selon Donoso Cortès, seules deux possibilités s’offrent pour le futur. Soit une réaction religieuse arrive et conduit progressivement à la baisse de la répression politique, soit l’inverse se produit et alors le monde sombrerait dans la tyrannie[11]. Évoquant les événements contemporains de Rome, que Pie IX a fuis le 24 novembre après l’assassinat de Pellegrino Rossi[12], l’Espagnol précisait par ailleurs n’avoir aucun espoir quant à l’avenir.

Le discours sur la dictature exprime ainsi la crainte d’un futur où la religion verrait son influence continuer à décroître. Il témoigne des tendances prophétiques repérables au sein du catholicisme intransigeant et plus particulièrement de ce prophétisme apocalyptique étudié par Hilaire Multon dans le cas du catholicisme français et italien des années 1860 et 1870[13]. Il n’est dès lors pas étonnant qu’il ait immédiatement reçu un fort écho en Europe, et notamment en France auprès d’une des figures les plus importantes du catholicisme intransigeant : le journaliste Louis Veuillot.

Ce dernier fut un des principaux introducteurs de la pensée de Donoso Cortès en France. Dès 1851, il fit ainsi publier une traduction française de l’Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, au moment même où l’œuvre paraissait en Espagne et il fit écho à plusieurs reprises dans L’Univers aux écrits et à la pensée de l’Espagnol[14]. Après la mort de Donoso Cortès, il fit par ailleurs publier, en 1858-1859, trois volumes de traduction de ses œuvres[15]. L’introduction, rédigée par Veuillot lui-même, témoignait notamment de l’importance que celui-ci accordait au discours sur la dictature.

Il n’est par conséquent pas surprenant de repérer dans plusieurs des écrits du journaliste français une forte influence du penseur espagnol. Cette influence est notamment visible dans les articles et ouvrages que Veuillot écrivit à partir de 1859, lorsque l’unification italienne remit en cause l’existence du pouvoir temporel du pape. Veuillot reprend alors l’idée d’un monde qui, ayant abandonné la religion, sombrerait dans la pire des tyrannies. Cependant il fait subir à ce motif une transformation puisque, question romaine oblige, il met davantage l’accent sur la figure du pape.

En témoigne notamment une brochure intitulée Le Pape et la diplomatie[16], que le journaliste publie en 1861, après la suppression de son journal[17], ainsi que différents passages du Parfum de Rome[18], son œuvre majeure datée de 1862. Dans ces écrits, Veuillot reprend l’un des principaux arguments utilisés à l’époque par les défenseurs du pouvoir temporel, selon lequel la possession par le pape de ses propres États serait la garantie nécessaire de son indépendance en tant que chef spirituel[19]. Dès lors, la disparition des États du pape, entraînant à terme la disparition du pape lui-même et celle de la religion avec lui, conduirait inévitablement à la tyrannie annoncée par Donoso Cortès.

Cette insistance sur le rôle de la papauté, que l’on ne retrouvait pas chez Donoso Cortès, qui parlait plus généralement de la religion ou de l’Église, rend compte de la place grandissante occupée par la papauté au sein de l’Église en ce milieu du XIXe siècle, au point que papauté et Église deviennent des quasi-synonymes chez Veuillot. Elle témoigne également de l’importance du contexte politique de réappropriation des théories de Donoso Cortès par Veuillot et, en l’occurrence, de l’influence de la question romaine. À ce titre, il n’est pas inintéressant de noter que le motif d’un monde sans religion se retrouve sous la plume de Veuillot en 1853, lorsqu’il écrit sur Donoso Cortès qui vient de mourir, mais qu’ensuite on ne le rencontre plus avant 1859 et les premières menaces pesant sur le pouvoir temporel, moment à partir duquel le journaliste centre véritablement son récit sur la figure du pape. Nous sommes donc ici en présence d’un processus de réappropriation lente et très largement influencé par le contexte politique.

L’Église, institution garante de la liberté du monde

Chez Veuillot, comme chez Donoso Cortès, la vision pessimiste de ce que deviendrait le monde si l’Église venait à disparaître est donc fortement liée à une conception particulière de l’Église, conçue comme garante de la liberté du monde, et c’est sur cette question qu’il faut désormais s’arrêter.

Chez les deux penseurs, on retrouve la même conception d’un monde structuré par les rapports entre deux pouvoirs – le pouvoir politique et le pouvoir religieux – et l’idée selon laquelle la liberté serait la conséquence de la force de la religion et, corrélativement, de la faiblesse relative du pouvoir politique. Ceci est très clair dans la vision de l’histoire développée par Donoso Cortès. Mais on retrouve également la même idée, quoique formulée un peu différemment, chez Louis Veuillot.

Veuillot, dans plusieurs écrits, cherche en effet à montrer que la liberté est le résultat des rapports qu’entretiennent entre eux le pouvoir politique et la papauté. Ce n’est que lorsque les souverains reconnaissent l’autorité du pape que la liberté existe, car le pouvoir spirituel, détenu par la papauté, est la seule puissance capable de contrebalancer le pouvoir politique et de l’empêcher de se muer en tyrannie. Le journaliste appuie son raisonnement par des exemples tirés de l’histoire : il montre le pape défendre la liberté des communes italiennes face à l’empereur au moment de la lutte du Sacerdoce et de l’Empire et il dénonce au contraire le césaropapisme byzantin, ce régime où l’empereur est également le chef de l’Église, comme la pire des tyrannies[20]. Enfin, se référant au présent, et sans doute influencé par la situation des catholiques polonais, il dénonce la situation de la Russie orthodoxe, où le Tsar domine l’Église.

Dès lors, il n’est pas étonnant que, lorsqu’il en vient à imaginer ce que deviendrait le monde si le pape venait à disparaître, le journaliste catholique cherche d’abord la réponse dans le passé :

« Et si le crime était accompli, si le Pape était chassé du monde, que se passerait-il dans le monde ?
Pour le savoir, il suffit de contempler le monde à l’époque florissante où le Pape n’y était pas[21]. »

Veuillot précise ensuite :

« Si Dieu permettait que l’humanité prononçât cette abjuration stupidement ingrate et sacrilège, si le Pape sortait de ce monde où il est entré sous Néron[22], ce jour-là, le mal absolu reprendrait la conduite et l’histoire du monde au point où il les a laissées sous Néron. Il referait un maître du monde, dieu du monde ; il lui bâtirait des temples et lui donnerait un sacerdoce tels qu’en avait Néron ; et le genre humain mis en coupe réglée, plongé dans le sang et dans l’ordure au pied de ces autels infâmes, se plaindrait de périr trop lentement[23]. »

Avec l’évocation des temples qui seraient bâtis pour le maître du monde, un tel passage montre bien que la dystopie d’un monde sans le pape repose avant tout chez Veuillot sur l’idée que la tyrannie qui s’exercerait serait d’autant plus grande qu’elle reposerait sur une confusion des pouvoirs spirituel et temporel et que le tyran commanderait aussi bien aux corps qu’aux âmes. La papauté apparaît ainsi a contrario comme le seul contre-pouvoir capable de limiter, de contrebalancer le pouvoir politique, et donc comme une institution garante de la liberté du monde.

Le passage cité témoigne par ailleurs d’un autre motif présent aussi bien chez Donoso Cortès que chez Veuillot dans leurs écrits décrivant le despotisme du futur : celui de l’empire universel, que Donoso Cortès développe particulièrement dans un discours qu’il prononce en janvier 1850 et où il annonce notamment croire « une révolution plus facile à Saint-Pétersbourg qu’à Londres[24] ». Selon lui, l’alliance de la Russie tsariste et de la Révolution pourrait ainsi conduire à une tyrannie universelle et il semble bien que ce motif ait largement influencé Veuillot lorsque dans les années 1860 il décrit le monde sans le pape. Dès 1853, dans un article publié peu après la mort de Donoso Cortès, le journaliste français rend ainsi compte des idées du penseur espagnol :

« Entre le despotisme moscovite et le socialisme européen il existe une affinité profonde. […] Quand l’heure sera venue ; quand, d’une part, le socialisme aura détruit ce qu’il doit naturellement détruire, c’est-à-dire les armées permanentes par la guerre civile, la propriété par les confiscations, la famille par les mœurs et par les lois ; et quand d’une autre part, le despotisme moscovite aura grandi et se sera fortifié comme il doit naturellement se fortifier et grandir, alors le despotisme absorbera le socialisme, et le socialisme s’incarnera dans le Czar ; ces deux effrayantes créations du génie du mal se complèteront l’une par l’autre. […] Tous deux ont déclaré la guerre à l’Église de Jésus-Christ ; tous deux ensemble, maîtres du monde, écraseront le monde d’une chaîne que les âmes porteront comme les corps, et dont aucune parole ne peut exprimer la pesanteur et l’ignominie, parce que rien de semblable encore ne se sera vu sur la terre. Les socialistes aideront le Czar à traquer la conscience, qui est la liberté dans son dernier refuge. Ils lui dénonceront toute pensée assez fière pour adorer autre chose que lui, et lui leur donnera sous ses pieds cette belle égalité de la dégradation, qui est le rêve et le supplice de leur envie[25]. »

Pour conclure brièvement sur ce motif de la disparition de la liberté si l’Église et la papauté venaient à disparaître, il faut à nouveau insister sur l’importance du contexte d’écriture des textes étudiés. La crise du pouvoir temporel de la papauté en 1849 puis durant la décennie 1860 explique ainsi, partiellement chez Donoso Cortès, plus largement chez Veuillot, la vision sombre que ces écrivains ont du futur. De même, on ne peut comprendre l’idée d’une alliance des révolutionnaires et de la Russie tsariste si l’on n’a pas à l’esprit qu’à l’époque les deux principaux sujets de préoccupation des catholiques sont, d’une part, l’expansion du mouvement révolutionnaire en Europe, et d’autre part la situation de la Pologne catholique sous domination russe, dont rend alors compte de manière régulière la presse européenne.

Une hostilité à l’égard de la modernité

Mais si le contexte politique explique en partie l’élaboration de cette dystopie d’un monde sans le pape, il ne suffit cependant pas à en rendre totalement compte. Celle-ci témoigne en effet plus généralement d’un aspect important de la sensibilité catholique intransigeante, qui est le rejet de la modernité sous toutes ses formes, et notamment politiques et techniques.

La dénonciation d’un monde sans le pape repose ainsi en premier lieu sur le rejet du développement d’une sphère politique distincte, indépendante de la religion. Un tel processus a été largement condamné par l’Église tout au long du XIXe siècle, comme en témoigne le Syllabus, qui dénonce dans sa 39e proposition l’idée selon laquelle « en tant qu’origine et source de tout droit, l’État jouit d’un droit qui n’est circonscrit par aucune limite ». La dystopie d’un monde sans l’Église ou sans le pape doit ainsi d’abord être comprise comme une dénonciation de la fin du double pouvoir temporel que les papes avaient exercé par le passé : pouvoir temporel direct exercé par les pontifes sur les États de l’Église et pouvoir temporel indirect exercé par les pontifes sur les États chrétiens, par voie d’influence[26]. La description du monde sans le pape ne fait à ce titre, chez Veuillot, que s’ajouter à de nombreux autres écrits traitant ce même thème, comme ceux où le journaliste fait l’éloge de la bulle Unam sanctam du pape Boniface VIII[27] et de la théorie des deux glaives qui y est formulée[28], selon laquelle il existe deux glaives, le spirituel et le temporel, le premier se trouvant entre le mains du pape tandis que le second aurait été délégué par le pape aux princes, qui lui sont par conséquent subordonnés.

Au-delà de ce refus de la séparation croissante du politique et du religieux, on retrouve plus généralement dans les récits de Donoso Cortès et de Veuillot une crainte du développement des pouvoirs des États européens. Une telle critique n’est alors pas spécifique au catholicisme intransigeant. Les mutations que l’État a connues au cours du XIXe siècle ont en effet suscité chez les contemporains de nombreuses craintes, dont le plus célèbre exemple est sans doute le passage de De la démocratie en Amérique où Tocqueville annonce la naissance d’un despotisme d’un type nouveau[29]. La spécificité de Donoso Cortès et de Veuillot tient cependant à la manière dont ils articulent ce développement des pouvoirs de l’État avec l’affaiblissement contemporain de l’Église. Pour Donoso Cortès, le développement de la police, des armées permanentes et de la centralisation administrative sont une conséquence de la perte d’influence de la religion sur les sociétés. Veuillot, quant à lui, s’en prend plus particulièrement à deux éléments qui symbolisent à ses yeux l’État moderne : le service militaire et l’impôt[30]. Ce développement de l’État et de ses moyens d’oppression faisait que, pour les deux penseurs, le monde sans le pape ne ressemblerait pas simplement à ce qu’avait été le monde avant la naissance du christianisme. Le rôle de l’Église comme garante de la liberté du monde en apparaissait comme d’autant plus important.

Les moyens dont disposaient les États étaient par ailleurs également accrus par diverses inventions du XIXe siècle, dont la dénonciation témoigne de l’hostilité à l’égard de la modernité technique existant chez un certain nombre de catholiques de l’époque[31]. Dans un ouvrage important intitulé La Bénédiction de Prométhée[32], Michel Lagrée a mis en évidence l’ambivalence du regard porté par les catholiques sur les innovations techniques. La majeure partie d’entre eux a certes considéré ces innovations avec bienveillance, notamment lorsqu’elles semblaient pouvoir être utilisées par l’Église à des fins pastorales. Mais une autre partie, dont Donoso Cortès et Veuillot furent d’éminents représentants, a au contraire adopté une position de rejet vis-à-vis de ces innovations. Signalant dans son discours sur la Dictature ce que pourrait devenir le monde si la religion continuait à décliner, Donoso Cortès note ainsi :

« Dans le monde ancien la tyrannie a été féroce et impitoyable ; et pourtant cette tyrannie était matériellement limitée, tous les États étant petits et les relations nationales étant impossibles de tout point ; par conséquent, dans l’Antiquité, il ne put y avoir de tyrannie sur une vaste échelle, si ce n’est une seule, celle de Rome. Mais aujourd’hui, combien les choses sont changées ! Les voies sont préparées pour un tyran gigantesque, colossal, universel, immense ; tout est préparé pour cela. […] Il n’y a plus de résistances matérielles : les bateaux à vapeur et les chemins de fer ont supprimé les frontières, et le télégraphe électrique a supprimé les distances[33]. »

Quant à Veuillot, il écrit :

« Entre la main du despote et le cœur de la victime, il y aura en vain toute l’immensité de l’empire. La colère du maître pourra tuer comme la foudre. Le télégraphe électrique portera les sentences de mort, le bourreau pourra répondre le jour même qu’elles sont exécutées. N’existera-t-il pas d’ailleurs des académies des sciences pour indiquer, deviner, fabriquer ce qui pourrait manquer dans la perfection de l’esclavage[34] ? »

Chemin de fer[35] et télégraphe apparaissent ainsi sous la plume des deux écrivains comme les instruments du futur despotisme, en cela qu’ils accroissent démesurément le pouvoir des Etats. La critique de la modernité politique et technique qui transparaît ainsi dans le motif dystopique d’un monde sans le pape renvoyait par ailleurs, chez Veuillot, à une critique plus générale de la modernité sous toutes ses formes (religieuse, économique, sociale, esthétique, etc.), que l’on retrouve notamment dans son œuvre maîtresse, Le Parfum de Rome. La ville de Rome qui, sous le gouvernement bienveillant des papes, aurait conservé à ses habitants ce qui fait la douceur de la vie, est ainsi systématiquement opposée à Paris et à Londres, Babylones modernes dont les habitants ont perdu tout contact avec la religion catholique[36].

L’élaboration d’une vision dystopique du futur, où la disparition de l’Église permettrait l’avènement d’un despotisme universel, témoigne ainsi d’un certain nombre de traits saillants du catholicisme intransigeant tel que Donoso Cortès et Veuillot ont pu le représenter au milieu du XIXe siècle. Cette dystopie montre tout d’abord la manière dont les événements du milieu du XIXe siècle ont pu être interprétés comme renvoyant à la lutte plus générale opposant Dieu et Satan, le Bien et le Mal, le Pape et les adversaires de l’Église. Les références historiques, plus présentes chez Veuillot que chez Donoso Cortès, témoignent ainsi de l’utilisation d’une telle grille d’analyse qui replace les événements contemporains dans le cadre d’un combat aussi ancien que l’humanité. Le fait qu’une telle dystopie ait été élaborée dans des moments de crise du pouvoir temporel montre par ailleurs la place de plus en plus importante prise par la papauté aux yeux des catholiques.

Mais surtout cette dystopie rend compte de l’importance du rejet de la modernité par une partie – minoritaire mais loin d’être négligeable – des catholiques du milieu du XIXe siècle. On se gardera cependant de conclure sur l’image d’un catholicisme intransigeant entièrement antimoderne[37]. Louis Veuillot a beau consacrer de nombreuses pages à la critique du chemin de fer, cela ne l’empêche pas de le prendre jusqu’à Marseille lorsqu’il se rend à Rome, avant d’emprunter ensuite le navire à vapeur, autre invention moderne qu’il se plaît à dénoncer, jusqu’à Civitavecchia[38]. On peut d’ailleurs difficilement qualifier de pur antimoderne un homme qui avait su si bien utiliser les ressources qu’offrait le journalisme pour propager ses idées. Enfin, l’importance prise aux yeux de leurs contemporains par Donoso Cortès et Veuillot, ne représente-t-elle pas déjà une certaine modernisation de l’Église qui, en ce milieu du XIXe siècle, voit émerger avec force la figure du laïc capable de la défendre sur la place publique, à la tribune ou par la plume[39] ?

« Une accélération de l’histoire […], écrit Régis Debray, ce n’est pas seulement quand on passe très vite d’hier à demain ; c’est quand l’avant-hier revient très vite dans l’aujourd’hui[40] ».

Ce que nous montre la vision apocalyptique de la modernité qui transparaît dans la dystopie du monde sans le pape, ce sont ainsi surtout les formes surprenantes que peut prendre l’imbrication du moderne et de l’archaïque qui caractérise bien souvent les périodes de transition, ce qu’est indéniablement le milieu du XIXe siècle dans l’histoire de l’Église catholique.

Source : https://serd.hypotheses.org/2168

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